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Notes sur la poésie : Lionel Ray

Par Florence Trocmé

Une réalité construite

La part de l’émotion qui a présidé à l’élaboration d’un poème est indécidable même si le poème repose sur une base biographique – lieux référentiels, objets, évènements, etc. – même s’il a partie liée, de façon évidente, avec la remémoration comme c’est le cas par exemple avec « Zone » d’Apollinaire ou « La servante au grand cœur » de Baudelaire. Comment s’articulent le choix des mots et le sentiment vécu ? Il n’y a pas de critères d’analyse qui puissent sérieusement en rendre compte. Parler en ce cas de phénomènes sensibles et intuitifs ne résout pas le problème.
Si je dis de tel poème que j’ai écrit qu’il me ressemble, que ces mots qui vibrent sur la page sont à moi, rien qu’à moi (a-t-on des mots à soi, rien qu’à soi ?) ce n’est pas qu’ils aient pris appui sur une émotion mienne, seulement mienne, fondatrice et qui aurait suscité leur choix par une sorte de nécessité irrévocable, non, c’est parce qu’ils ont construit cette demeure habitable qu’est le poème où je me reconnais, prenant la mesure dans le miroir des mots de ce que je cherche et de ce que je suis. L’émotion naît de cette rencontre.
Il arrive que les mots que j’emploie dans un poème soient ouverts à d’autres sens possibles que ceux fixés par le dictionnaire. « Les mots que j’emploie, dit Claudel dans Cinq grandes odes, ce sont les mots de tous les jours et pourtant ce ne sont pas les mêmes ». Ils occupent dans le vers ce moment intermédiaire entre la convention lexicale et leur aspiration à autre chose. En état d’attente, ils sont tendus vers un avenir que l’énergie de la diction en eux prépare. Pas de trace dès lors d’une émotion, d’une passion ou d’une agitation intérieure autre que celle que produit le besoin d’écriture pour elle-même.
En fait, ce sont les mots qui me font entrer dans un autre monde où l’émotion ressentie n’est pas celle d’où procèderait le poème mais celle qu’il déclenche. Au cas où en eux et par eux je ressentirais une charge intense de réalité, il ne pourrait s’agir que d’une réalité construite et non préalablement donnée, une réalité qui surgit dans le texte et par lui et qui permet dans un dépassement du réel d’entrer dans l’ouvert de l’être.
Lionel Ray, « Les mots et l’émotion poétique », in Lettres imaginaires, Vers et Prose, Les Écrits du Nord/Éditions Henry, p. 45.   


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