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Accusations de viol rapportées par voie de presse et protection des sources journalistiques (Cour EDH, 6 avril 2010, Ruokanen et autres c. Finlande)

Publié le 08 avril 2010 par Combatsdh

Un magazine a relaté les accusations de viol formulées par une jeune fille majeure contre les membres d’une équipe locale de baseball qui célébraient, lors d’une soirée, leur victoire dans le championnat finlandais. L’article litigieux fut publié quelque mois après les faits allégués sur la base des déclarations de l’intéressée faites le lendemain au sein de son université, éléments rapportés et étayés par d’autres témoignages anonymes. L’enquête de police initiée après la publication de l’article n’a pas abouti, faute pour la jeune fille d’avoir identifié ses possibles agresseurs et d’avoir clarifié le déroulement des faits. Mais le directeur de la publication du magazine et le journaliste auteur de l’article furent eux poursuivis pour diffamation aggravée et condamnés notamment au paiement d’amendes (respectivement 3 540 et 1 920 euros) et de dommages-intérêts à l’équipe de baseball (89 000 euros).

La Cour européenne des droits de l’homme rejette ici l’allégation de violation du droit à la liberté d’expression (Art. 10) en jugeant l’ingérence au sein de ce droit (§ 33-34) conforme aux exigences conventionnelles. En effet, après un rappel de ses principes jurisprudentiels en ce domaine (§ 35-42), la Cour souligne que, certes, “l’article était écrit de manière objective […], son style n’était pas sensationnaliste [« sensational »] ou rédigé sur le ton du commérage [« gossip-like »]” et aucun nom n’est cité (§ 45). Cependant, elle estime que les joueurs appartenant à l’équipe victorieuse pouvaient être aisément identifiés (§ 45), que “les allégations étaient de nature sérieuse et étaient présentées comme des déclarations de fait plus que comme des jugements de valeur“, mais aussi que l’article ne mentionnait pas qu’aucune enquête policière n’avait à l’époque été initiée (§ 46). Plus encore, les juges européens reprochent aux requérants de n’avoir pas “vérifié si l’accusation avaient une base factuelle, alors qu’ils avaient la possibilité de clarifier la question en contactant la victime, les joueurs et leur équipe (§ 47 - « they failed to take any steps to verify whether the accusation had a basis in fact, although they had the possibility to clarify the issue by contacting the victim, the players and their team »). Sous cet angle, la Cour évite de confirmer l’argumentation de la Cour d’appel finlandaise qui avait estimé qu’”en ne révélant pas leurs sources, [les journalistes] avaient pris le risque d’une condamnation pour diffamation“, car une telle position contredit la jurisprudence strasbourgeoise (v. sur la protection des sources journalistiques, Cour EDH, 4e Sect. 15 décembre 2009, Financial Times LTD et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 821/03 - Lettre Droits-Libertés du même jour et CPDH “liberté d’expression”) Mais, précisément, cette motivation des juridictions internes fragilise l’affirmation strasbourgeoise selon laquelle à aucun moment les requérants “n’ont été tenu de révéler l’identité de leurs sources” (§ 47).

En l’espèce, il semble que la Cour ait préféré donner plus de poids à la “présomption d’innocence des joueurs (garantie à l’article 6.1) menacée par l’évocation d’éléments factuels “qui n’avaient pas encore été établis“, ni donnés lieu - avant la publication - à une enquête criminelle (§ 48). La nature pénale des sanctions et leur sévérité, bien que reconnue ici, n’ont pas suffit à convaincre la Cour de la disproportion de l’ingérence au sein du droit à la liberté d’expression, cette dernière considérant notamment que ces sanctions n’étaient pas de nature à produire un “effet dissuasif” (« chilling effect ») menaçant la liberté des médias - dont en particulier le journalisme d’investigation - et par ricochet le “droit du public d’être informé de sujet d’intérêt public” (§ 51).

Le refus de condamner l’État défendeur pour violation de l’article 10 contraste avec une jurisprudence traditionnellement stricte lorsqu’est en cause la liberté d’expression des journalistes, en particulier lorsque ceux-ci traitent de sujets d’intérêt public sans commettre d’impair déontologique conséquents. Or, comme le relève le Président de Section Batza dans son opinion dissidente, exiger ici d’autres vérifications auprès notamment des responsables de l’équipe sportive - au courant des allégations bien avant la publication de l’article - conduit à “imposer une charge de la preuve trop lourde pour les journalistes […] dans un procès criminel pour diffamation, d’autant qu’ici l’exigence de preuves supplémentaires ne pouvait être véritablement satisfaite par ces derniers qu’en “révélant leurs sources et l’identités des témoins à qui ils avaient garantie l’anonymat (§ 6 de l’opinion dissidente).

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Ruokanen et autres c. Finlande (Cour EDH, 4e Sect. 6 avril 2010, Req. n° 45130/06) - En anglais

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Actualités droits-libertés du 7 avril 2010 par Nicolas Hervieu


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