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"Le texte poétique et son lecteur", 2 (avec Jean-Baptiste Para)

Par Florence Trocmé

« Il  y a plusieurs façons de ne pas comprendre quelque chose : le texte poétique et son lecteur », tel était l’intitulé d’une ambitieuse journée organisée par Pierre Drogi, dans le cadre de son séminaire au Centre International de Philosophie.  
Dans le prolongement de cette journée de réflexion, Poezibao  publie plusieurs textes. Notamment les communications d’Yves Boudier ou de François Boddaert et un entretien avec Jean-Baptiste Para, ainsi que divers documents sur lesquels s’est appuyé Pierre Drogi.  
Relire le programme de la journée du 19 mars 2010 
 
Hier: « Quatre Lancers », par Yves Boudier 
Aujourd’hui : entretien avec Jean Baptiste Para 
 
 
 
A la suite du séminaire, Poezibao, en s’appuyant sur des notes prises au cours de la communication de Jean-Baptiste Para, a souhaité la prolonger par le biais de cet entretien 
 
 
Poezibao : Vous avez construit votre communication au séminaire de Pierre Drogi, autour de deux figures, deux K en fait : Kierkegaard et Khlebnikov. Pourriez-vous expliquer pourquoi ce recours à deux auteurs, dont le premier, en tous cas, semble inattendu dans ce contexte ?  
 
Jean-Baptiste Para : En réfléchissant à la phrase de Nichita Stănescu qui était soumise à notre réflexion : « Il y a plusieurs façons de ne pas comprendre quelque chose », il m’a semblé qu’elle ne concernait pas seulement notre relation au poème, mais qu’elle miroitait aussi en direction de la vie même, ou de certaines situations de vie. Le chemin que j’ai suivi pouvait à cet égard s’accomplir en compagnie d’un philosophe et d’un poète, Søren Kierkegaard et Vélimir Khlebnikov, qui tous deux excèdent d’ailleurs ce commode étiquetage. 
 
 
Poezibao : Vous vous êtes interrogé sur le recours saisissant que Kierkegaard fait aux pseudonymes, à « tout un théâtre de pseudonymes » dont le nombre semble rivaliser avec celui des hétéronymes de Pessoa. Que permet le pseudonyme ? 
 
Jean-Baptiste Para : Il serait long de répondre ici à fond à cette question… Disons que la pensée de Kierkegaard inclut une théorie de la communication qui repose sur une distinction nette entre connaissance (Viden) et pouvoir (Kunnen). La communication directe concerne la connaissance, le savoir, la science, le fond conceptuel, etc. Ce qui est alors placé au centre, c’est l’objet de la connaissance. Il y a une autre forme ou un autre registre de communication dont l’objet n’est pas un savoir, mais dont la visée est une réalisation. Kierkegaard introduit ici la notion de communication indirecte, où l’accent est cette fois mis non sur l’objet de la communication, mais sur son destinataire, qui est en quelque sorte censé « pratiquer » le message, en être transformé selon la manière dont il le reçoit. Là où la communication directe possède un objet déterminé, la communication indirecte n’en a pas, au sens strict, mais elle vise à modifier quelque chose au cœur même de l’existence du destinataire. Modifier quelque chose, par exemple, au sens où Kafka l’attendait d’un livre : qu’il soit « cette hache qui brise en nous la mer gelée ». Bien entendu, la communication indirecte, qui est celle pour laquelle Kierkegaard a recours à des pseudonymes, inclut un minimum de savoir, mais ce n’est pas une communication impersonnelle, comme peut l’être la communication directe. Dans la communication indirecte, insiste Kierkegaard, le destinataire est éminemment « un terme actif », et le destinateur lui-même doit « s’efforcer d’être continuellement ce qu’il communique ». La communication indirecte a pour terrain les possibilités d’existence. C’est là, par exemple, que peut faire sens le « changer la vie » dont parlait Rimbaud. Dans ce contexte, les pseudonymes eux-mêmes recèlent pour Kierkegaard des possibilités d’existence, ils sont comme des masques dont il expérimente chaque fois le visage intérieur. Comme sur la scène d’un théâtre, ils n’énoncent pas abstraitement « la vérité » du haut d’une chaire, mais peuvent conduire à une transformation de notre rapport à la vérité. 
 
 
Poezibao : Pour vous, ce qui importe, c’est moins ce que le texte dit que ce qu’il fait, et ce qu’il conduit à faire. Pouvez-vous développer ce point ?  
 
Jean-Baptiste Para : C’est là un écho de Kierkegaard. Dans la visée chrétienne qui lui était propre, il se comparait à une oie sauvage qui tentait de gagner les oies domestiques à leur transformation. Sans nécessairement nous situer dans la sphère religieuse, nous pouvons reconnaître une grande force dans ses propos. Si les œuvres d’art et la poésie ne changeaient rien en nous, n’opéraient aucun déplacement, aucune transmutation, aussi impondérables puissent-elles sembler, si même elles n’éveillaient au fond de nous aucun espoir de transformation, si nous ne les sentions pas riches d’énergies contraires à la résignation, en ferions-nous vraiment cas ? 
 
 
Poezibao : Toujours rêvant autour de Kierkegaard, vous énoncez que « la vérité n’est pas dans un objet mais dans un rapport, un mouvement, une dynamique ». Comment peut-on alors appréhender, selon vous, le poème, ce « foyer de significations multiples » ?  
 
Jean-Baptiste Para : Comme le fleuve d’Héraclite, suis-je tenté de dire, en s’immergeant et en nageant dans ses eaux, toujours et jamais les mêmes. 
 
 
Poezibao : Vous avez indiqué que devant des « alternatives indécidables, l’issue consiste à prendre une décision » ? Vous soulignez également qu’il y a un malaise entre société et poésie, la question du choix créant une sorte de panique. Pouvez-vous expliciter un peu la question de ce choix que doit faire le lecteur de poésie ?  
 
Jean-Baptiste Para : Si je tente de renouer après coup les fils du propos que j’ai improvisé ce jour-là, il me semble avoir essayé de tresser ce qui touche à des situations de vie et ce qui se passe dans notre relation au poème. J’ai cheminé dans le sillage de Kierkegaard, chez qui la question du choix, du saut, est une question cruciale. Kierkegaard disait en substance qu’il n’y a jamais de solution, il n’y a que des décisions. Cela vaut dans notre existence. Comme le rappelait un jour Deleuze commentant le penseur danois, même ne pas choisir, c’est encore choisir : « c’est choisir en disant je n’ai pas le choix ». Un grand pas est accompli, je cite encore Deleuze, quand, au lieu de ne pas choisir, « je fais le choix du choix ». Nous habitons des temps étranges où l’on tente de nous persuader que sur des questions fondamentales, il n’y a pas le choix, sinon à la marge, que notre système économique est un horizon indépassable, etc. La relation vivante au poème est une invalidation permanente de ce dogme. Car un poème nous expose sans cesse à des choix, que nous en ayons conscience ou non. Il faudrait l’analyser finement, mais je voudrais par raccourci en donner deux exemples. Toute lecture d’un poème à voix haute est à la fois un choix d’ensemble et une succession serrée de micro-choix. Si le poète lui-même le lit, si trois ou quatre comédiens différents le lisent, nous entendons à chaque fois le poème inséparablement du choix. Dans un autre registre, il en va de même pour le traducteur, confronté en permanence et très consciemment à des choix. Et combien de fois sera-t-il tenté de prendre pour devise le propos de Kierkegaard : il n’y a pas de solution, il n’y a que des décisions ! 
 
 
Poezibao : Commentant Khlebnikov, vous dites que « l’important n’est pas de comprendre, mais de participer aux énergies ». Vous montrez comment Khlebnikov relie l’incompréhensible à un « trésor populaire », qui serait du côté des incantations magiques, des charmes, des prières... Khlebnikov qui disait aussi qu’on ne saurait exiger de la poésie qu’elle soit « compréhensible comme une enseigne ». Pouvez-vous en dire un peu plus, dans son sillage, sur les deux points que vous avez alors soulevés : le pouvoir métamorphique, opératoire, transformateur du texte d’une part ; la question du temps (« lointaine est l’autre rive où le message s’illumine » dit Saint John Perse). En quoi peut-on trouver là des outils pour une approche ouverte de la lecture du poème ?  
 
Jean-Baptiste Para : En 1919, à Kharkov, dans l’effroyable tourmente de la guerre civile, Khlebnikov écrit à la fois des poèmes extraordinaires et des textes théoriques de grande importance. Dans l’un d’eux, il parle de la double vie du verbe, de sa double danse cosmique, pourrait-on dire, où tantôt c’est le son qui tourne autour de la raison, et tantôt la raison qui tourne autour du son. « Parfois, le soleil, c’est le son et la terre, la notion ; parfois, le soleil, c’est la notion, et la terre, le son. » Khlebnikov ne joue pas l’un contre l’autre ces états différents de la parole, à ses yeux aucun ne blesse ou n’invalide l’autre. Mais pour en venir à votre question, nous pouvons considérer avec Khlebnikov que notre être n’a pas tout entier son siège dans l’entendement immédiat. Le durable intérêt d’une œuvre tient aussi à ce qu’il y a en elle d’inexplicable. Bien souvent, c’est notre vie même qui développe le sens d’un poème — comme, hier encore, dans la chambre noire, on développait le négatif d’une photo. On pourrait d’ailleurs inverser la proposition : c’est le poème qui développe notre vie. À la question de la compréhension, Khlebnikov répondait par une image à la fois simple et frappante : « Est-ce que la terre comprend les signes des graines que le laboureur jette en son sein ? Non. Néanmoins, la moisson du champ est une réponse à ces graines. » L’énergie du poème circule entre clarté et énigme. 
 


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