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"La terre voudrait recommencer", d'Ariane Dreyfus

Par Florence Trocmé

Dreyfus, la terre  

Un livre neuf d’Ariane Dreyfus est toujours une attente, une heureuse surprise, avec l’envie de découvrir dans quel mouvement, quel « geste d’écriture » dirait James Sacré, elle s’est engagée. A première vue, avec ses neuf sections, le volume peut apparaître comme un vrai recueil, une somme assez disparate. Mais à la lecture, cela s’organise, se recoupe ou se rejoint en une sorte de mélodie du bonheur unifiée par la voix si particulière d’Ariane Dreyfus. Il y a eu, dans les précédents livres, des ruptures brusquement sombres et toujours une grande conscience de la fragilité de la joie : ici, de même, au détour d’une page, « Et je garde dans mes mains ma peau / Qui sera chaude / Jusqu’à la mort rugueuse corde » (p. 169). Mais dans cet ensemble, le sombre reste comme une toile de fond en quelque sorte. Le titre même l’indique, malgré son conditionnel improbable : La terre voudrait recommencer. 


Et c’est bien le défi du bonheur que cette poésie maintient ouvert. Comment ? Par l’étonnement, l’enfance, la beauté… mais surtout par le corps et le rapport à l’autre, deux points centraux dans l’œuvre. 
D’abord, le corps vu, magnifié, émerveillant, à travers le travail de l’artiste. On pense à la danse (Les compagnies silencieuses, Flammarion, 2001) ou aux acteurs de cinéma (Une histoire passera ici, Flammarion, 1999)… Dans La terre voudrait recommencer, le cinéma est encore présent : les « citations » (p. 177-178) découvrent plusieurs références à des films très précis : p. 96, poème inspiré par Le dernier des fous, film de Laurent Achard (2006) (…) p. 111, « Silencieux » a été écrit en pensant au film The Bubble d’Etan Fox (2007)… » Mais le lecteur peut tout à fait ignorer cette origine du poème, elle est présente sans peser. Par contre, on ne peut manquer les multiples occurrences du corps de l’artiste de cirque : jongleur, funambule, trapéziste… Bien sûr on pense au Picasso des périodes bleue et rose, à Fellini, à la magique beauté du spectacle, à l’esthétique du cirque. Mais je ne crois pas qu’Ariane Dreyfus vise seulement cela, je veux dire la pure et simple variation thématique. Le choix des spécialités n’est aucunement innocent : on est toujours sur des numéros qui allient éblouissement et fragilité, maîtrise et risque, agilité et danger… Les numéros sont aussi dans l’impermanence ; ils sont à saisir, comme un poème, dans leur temps hors-temps, celui d’un spectacle sans répétition à l’identique possible. Et si une autre spécialité du cirque apparaît, le clown par exemple, elle est prise à contrepied ; l’actrice est énigmatique, souffrante, mystérieuse, bien plus qu’elle ne fait rire (Eugenia parle, p. 121). 


Le corps encore, mais non plus scénique, le corps amoureux, désirant, désiré. Depuis L’Amour 1 (éd. DE, 1993), c’est une force motrice de la poésie d’Ariane Dreyfus, et une forme d’érotisme particulier, à la fois cru, direct, et sans aucune violence ou pornographie. On est dans le registre de la douceur, de la tendresse, de la caresse, dans une vie du corps qui s’expose à nu mais sans volonté de provocation. Le désir, la sexualité sont traités comme à plat, sans plus de honte ou de crainte que n’importe quelle face du vivant. Ainsi, la première section propose comme un blason du corps : les titres l’indiquent, « Les bustes » (p. 22), « Les jambes » (p. 23), « La peau » (p. 24), « Les ventres » (p. 25), « Le gland » (p. 26), « Les cuisses » (p. 27)… A chaque page, un court poème isole une partie du corps et la travaille en insistant sur les sensations tactiles. La section III renoue avec cette sensualité, qui est toujours amoureuse, et non pas prédatrice ou provocante. En cela, elle apparaît comme un mode de relation à l’autre, un mode d’expression. Le corps parle sans les mots, mais on aurait tort de le croire muet. « L’eau qui a touché mon amour mouille la terre maintenant / Ne refuse pas //Demande-moi aussi  » (p. 12). 


Le corps des acrobates dit autant le bonheur que la fragilité de la relation, mais bien d’autres éléments du livre indiquent ce souci d’être tourné vers l’autre et d’accueillir. Ainsi pour les citations, nombreuses, souvent longues et en pleine page, pas seulement en exergue en début de poème. On retrouve des passages de P. Beck, C. Perrault,  M. Tsvetaïeva, V. Hugo, R. Kunze, Y. Amichaï, A. Porchia… Ariane Dreyfus laisse place, elle fait entrer l’écho dans son livre, sachant très bien qu’une œuvre poétique n’est pas une impasse de langue mais une voix en résonance avec d’autres, mortes ou vivantes, grandes ou petites. Dans cette logique, la section VIII, Petits compagnons, prend sens : Ariane Dreyfus brode, accompagne, dialogue poétiquement avec la parole d’élèves en atelier d’écriture. Car pour être plus brut sans doute, leur écrit n’en est pas moins juste : lorsque « Monique » écrit « Je vois comme si la porte était très loin », elle crée une image invisible (involontaire ?) mais d’autant plus forte. Et Ariane Dreyfus poursuit sur la lancée : « Derrière les parents recommencent / A parler de ce qui va se passer / Soudain on n’a même plus faim / Le monde avance ou recule trop / Dans quoi / On va être jetés ? » (p. 135) Et cela fait écho à Perrault et au petit Poucet, bien présent dans le livre. L’adulte tisse à partir des brins qu’apporte l’enfant ; les paroles sont à la fois distinctes et liées, tressées. 
Dans sa diversité, ce livre fait partie intégrante de l’œuvre ; il en complexifie la donne, sans la changer. La poésie d’Ariane Dreyfus est celle, rare, d’une ouverture à l’autre, et non d’un repliement sur soi. Le « je » reste pivot optique, bien obligé, mais il ne demande pas toute la lumière sur lui ; il sait très bien que se comprendre, se saisir, passe par le détour de l’autre. 
 
par Antoine Emaz 
 
Ariane Dreyfus , La terre voudrait recommencer  - Flammarion 
184 pages – 16€ 
 


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