Magazine Culture

En tirant sur les mots, de James Sacré (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

 
 
Sacré C’est un livre sur écrire, mais aucunement un art poétique testamentaire. Bien plutôt la poursuite d’un questionnement permanent dans l’œuvre, au même titre que l’autre, le paysage, le temps… thèmes eux-mêmes ramifiés en une multitude de motifsrécurrents qui s’entrecroisent et tissent chaque livre de façon particulière. Au détour d’un début de poème, Sacré semble fixer l’enjeu : «  Quelqu’un m’a demandé / Que j’en parle un peu de ma poésie, dire / Où ça va comment pourquoi ?  » (p.30) Et de fait, le poète nous fait entrer dans son laboratoire interne, un labyrinthe de questions et de contradictions, mais toujours avec calme, lucidité mélancolique ou amusée. 
 
On est frappé par la fréquence des interrogatives, très souvent en début de poème, pour le lancer, ou en chute, pour refuser de le fermer : « Quel travail ou quoi te plaît dans les mots ? » (p.9), « Ca continue, venu de je ne sais pas, rien / Pour aller où ? » (p.12), « Si on voit rien mieux ? » (p.16)… Parfois, la question peut être en boucle, elle débute et clôt le poème : « Si j’ai quelque chose à dire ? «  (p.11). Ou bienil lui arrive d’apparaître au milieu du poème, avant d’être reprise en chute : « Qu’est-ce qu’on fait là ? » (p13). Puisque les questions ont plusieurs réponses contradictoires, ou bien sont sans réponse, mieux vaut en rester au doute (cf. La poésie, comment dire ? ), et laisser circuler les possibles. On a chez Sacré un très clair refus de pontifier, de modéliser définitivement, d’arrêter la poésie. On peut même sentir parfois une certaine irritation contre la théorie lorsqu’elle devient vérité assénée, totalisante, autobloquante : « N’empêche / On continue de s’en remettre à de la théorie / Comme à papa qui dirait oui. Si c’est permis / La poésie ? Qu’est-ce qu’on demande ainsi ?  » (p.29) 
 
On retrouve donc dans ce livre la rhétorique du doute qui marque l’écriture de Sacré : peut-être, sans doute, interrogations, conditionnel… Mais on voit très nettement aussi, avec le même objectif, le travail actif de la contradiction, amenant au rejet d’une réponse définitive. Quelques exemples : savoir / non-savoir. « Bien sûr qu’aussi j’ai lu des livres. Dans le désordre, et pas tant. » (p.12) Le lecteur, qui se souvient des travaux de Sacré à partir de Greimas, ne peut que sourire devant tant de fausse modestie. Mais quelques pages plus loin, le poète enfonce le clou : « On se dit, voilà je vais savoir / Savoir un peu plus, savoir / Qu’on ne saura pas. Écrire un poème / S’en va dans l’ignorance… » (p.31) La poésie dépasse vers un non-savoir le savoir nécessaire pour écrire de la poésie. Contradiction motrice, et il n’est pas étonnant de voir citer deux fois Chaissac dans ce petit livre.  
 
Autre exemple : le plaisir d’écrire. Aucune posture de martyre, mais d’angélisme pas davantage. « Et comme d’être à la fois perdu / En même temps que content. » (p.14), « Je saurai jamais pourquoi ça contente et pas. » (p.21), « La poésie : poèmes / Comme autant d’interrogations / Avec ou sans tourment. » (p.25), « un contentement qui vient / Malgré le désagrément » (p.29)… On entend très bien ce qui sonne vrai dans cette tension entre plaisir et désir d’écrire : l’un n’éteint pas l’autre, il reste du manque sans qu’on puisse nier qu’écrire contente. 
 
Autre question : le poète peut-il écrire du neuf ou bien est-il condamné à se répéter ? La réponse de Sacré se développe sur trois poèmes successifs. D’abord, la question apparaît : « A force, / On n’a plus pour écrire / Qu’un vague mais persistant souci / De proposer un poème. Encore un autre. Un autre et le même. » (p.17) Puis une réponse relance l’opposition plus qu’elle ne la résout : « L’autre et le même, et pourtant pas : / A chaque emportement des mots / Un léger neuf, ou simplement / Qu’écrire est aussi du vivant : / Jamais deux fois juste pareil, / Et comme en plus un peu qu’on a / Le plaisir de s’y reconnaître. » (p.18) Enfin, un dépassement, mais sur le mode interrogatif, donc non conclusif : « Et si le poème a dit / Autre chose à ton insu ? S’il t’emporte où t’avais pas prévu ? / Parfois quelqu’un te l’écrit : Moment / Comme un geste ensemble ; / Presque aussitôt tu sais plus. » (p.19) 
 
Cette poétique de l’incertitude, de l’instable peut faire écho à l’esthétique baroque étudiée par Sacré dans Un sang maniériste. Mais de nos jours, elle ramène surtout le poète au sol rugueux : à plusieurs reprises, on retrouve l’analogie entre poète et paysan. Et le poème devient « petit muret de boue qui sèche et pas pour durer . » (p.21), ou bien bouse : «  Mais le petit tas d’écriture boudinée qu’on a / Maintenant là devant (marche pas dedans) » (p.28). 
 
Si ce petit livre est remarquable autant par son absence d’emphase que par le portrait de l’auteur au travail, il reste surtout émouvant par son extrême conscience de la fragilité des vies, des paysages, des poèmes… dans le temps. D’où l’image, neuve je crois chez Sacré, mais récurrente ici, du carnaval : c’est à la fois une fête, une libération, une liberté, un jour mémorable… mais tout sera dès le lendemain happé par la routine du travail paysan, et plus loin disparaîtra : « Tout s’en va / Avec le temps qui va… »(p.12) Écho à Ronsard autant qu’à Ferré. Même par le poème, il n’y a pas d’éternité retrouvée. «  Poème comme un carnaval c’est jamais pour longtemps / Tout vite on n’entend plus rien, tambour /Comme un encombrement bedaine / De mardi gras mon culla porte haut / Tiens, prends ! Vivre est comme un poème en trop / Demain c’est plus rien, tambour oublié / Crevé dans son coin. » (p.32) 
 
par Antoine Emaz  
 
James Sacré-En tirant sur les mots- Ed. Potentille – 38 pages, 7 euros 
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines