L’anthologie de cette semaine
reprend quelques textes publiés par Jean-Pierre Sintive au fil du parcours des
Editions Unes. Quelques jalons seulement de l’histoire d’une maison qui, de
1981 à 2002, sut unir auteurs traducteurs et plasticiens dans l’amour du beau
livre. Un échantillon infime qui ne peut prétendre à rendre compte des
fidélités ni de la richesse du catalogue qui compte 250 ouvrages. Pour Poezibao, Anne Bernou a repris cinq
extraits du catalogue Extraits du corps
et les a complétés à partir de l’ouvrage concerné des Editions Unes.
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part çà, je porte en moi tous les rêves du monde.
(…)
Fernando Pessoa, in Extraits du corps, préface de Bernard Noël, catalogue publié à
l’occasion d’une exposition, Editions Unes, 2000, pp. 120-121 (…un extrait de
chaque auteur publié. Un choix ne dépassant jamais dix lignes, comme pour
former un livre unique… Jean-Pierre Sintive)
[...] le but poursuivi par un éditeur
véritable ne serait-il pas d’enfouir parmi ses livres un Livre invisible dont
sa marque à jamais sera le masque…. Bernard Noël
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part çà, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde
dont personne ne sait qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient
continuel,
Une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres
et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les
cheveux des hommes,
Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la
route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais
la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la
rue devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
A l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes
os à l’instant du départ.
Aujourd’hui je suis perplexe, comme celui qui a
pensé, trouvé, puis oublié.
Aujourd’hui je suis divisé entre la loyauté que je dois
Au Tabac d’en face, chose réelle au-dehors,
Et la sensation que tout est rêve, chose réelle
au-dedans.
pp.
15-16 (….)
Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
À parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.
Janelas do meu quarto,
Do meu quarto de um dos milhões do mundo que
ninguém sabe quem é
(E se soubessem quem é, o que saberiam?),
Dais para o mistério de uma rua cruzada constante-
mente por gente,
Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,
Real, impossivelmente real, certa, desconhecida-
mente certa,
Com o mistério das coisas por baixo das pedras e
dos seres,
Com a morte a por umidade nas paredes e cabelos
brancos nos homens,
Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela
estrada de nada.
Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.
Estou hoje lúcido, como se estivesse para morrer,
E não tivesse mais irmandade com as coisas
Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este
lado da rua
A fileira de carruagens de um comboio, e uma par-
tida apitada
De dentro da minha cabeça,
E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de
ossos na ida.
Estou hoje perplexo, como quem pensou e achou e
esqueceu.
Estou hoje dividido entre a lealdade que devo
À Tabacaria do outro lado da rua, como coisa real
por fora,
E à sensação de que tudo é sonho, como coisa real
por dentro.
pp. 37-38 (…)
J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même cru,
Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie
Pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde chez tous les haillons, les plaies, et le
mensonge,
Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étu-
dié, ni aimé, ni cru
(On peut rendre tout çà réel, sans rien faire de tout
çà);
Peut-être n’as-tu qu’à peine existé, comme un lézard
dont on a coupé la queue,
Et la queue du lézard continue d’agiter.
J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,
Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas,
je n’ai pas démenti, je me suis perdu.
Quand j’ai voulu arracher le masque,
Il me collait au visage.
Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,
J’avais déjà vieilli.
J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que
je n’avais pas enlevé.
J’ai jeté le masque et couché au vestiaire
Comme un chien toléré par la direction
Parce qu’il est inoffensif
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je
suis sublime.
Essence musicale de mes vers inutiles,
Si je pouvais te reconnaître comme une chose que
j’aurai
créée,
Et qui ne me laisserait pas toujours face au Tabac
d’en face,
Foulant aux pieds la conscience de me sentir exister,
Comme un tapis où trébuche un ivrogne
Ou un paillasson sans valeur volé par des gitans.
pp.
25-26 (…)
Vivi, estudei, amei e até cri,
E hoje não há mendigo que eu não inveje só por não
ser eu.
Olho a cada um os andrajos e as chagas e a mentira,
E penso: talvez nunca vivesses nem estudasses nem amasses nem
cresses
(Porque é possível fazer a realidade de tudo isso sem
fazer nada disso);
Talvez tenhas existido apenas, como um lagarto a
quem cortam o rabo
E que é rabo para aquém do lagarto remexidamente.
Fiz de mim o que não soube,
E o que podia fazer de mim não o fiz.
O dominó que vesti era errado.
Conheceram-me logo por quem não era e não des-
menti, e perdi-me.
Quando quis tirar a máscara,
Estava pegada à cara.
Quando a tirei e me vi ao espelho,
Já tinha envelhecido.
Estava bêbado, já não sabia vestir o dominó que não
tinha tirado.
Deitei fora a máscara e dormi no vestiário
Como um cão tolerado pela gerência
Por ser inofensivo
E vou escrever esta história para provar que sou
sublime.
Essência musical dos meus versos inúteis,
Quem me dera encontrar-me como coisa que eu
fizesse,
E não ficasse sempre defronte da Tabacaria de
defronte,
Calcando aos pés a consciência de estar existindo,
Como um tapete em que um bêbado tropeça
Ou um capacho que os ciganos roubaram e não valia
nada.
pp. 43-44 (…)
Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduit
du portugais par Rémy Hourcade, nouvelle édition, nouvelle présentation, préface
de A. Casais Monteiro, postfacede Pierre Hourcade, édition bilingue, dessins de
Fernando de Azevedo, photographie de Jean-Pierre Sintive, Editions Unes, 1993
Autres ouvrages de Fernando Pessoa publiés par les Editions Unes :
Bureau de tabac, traduit du portugais
par Rémy Hourcade, 1985
Sur les hétéronymes, traduit du
portugais et préfacé par Rémy Hourcade, 1985
Le gardeur de troupeaux, traduit du
portugais par R. Hourcade et Jean-Louis Giovannoni, 1986
Cent cinquante-quatre quatrains, traduit
du portugais et préfacé par Henry Deluy, 1986
Bureau de tabac, nouvelle édition
revue, 1986
Sur les hétéronymes, nouvelle édition
revue, 1986
Opium à bord, traduit du portugais et
préfacé par Armand Guibert, 1987
Livre de l’inquiétude, traduit du
portugais et préfacé par Inês Oseki-Dépré, 1987
Bureau de tabac, nouvelle traduction,
nouvelle présentation, frontispice de Fernando de Azevedo, 1988
Quatrains complets, traduit du
portugais et préfacé par Henry Deluy, 1988
Ultimatum, traduit du portugais par
Michel Chandeigne et Jean-François Viegas, préface de Pierre Fourcade, 1993
Bureau de tabac, traduit du portugais
par Rémy Hourcade, préface de Robert Bréchon, illustré par le DMA-Arts
graphiques de l’Ecole Estienne, coédition avec Christian Bourgois, 2000
La Galerie-éditions Remarque, située à Trans-en-Provence dans le Var, a été
durement touchée par les désastreuses inondations du 15 juin, qui ont causé
plus de trente victimes. Jean-Pierre Sintive et Stéphanie Ferrat nous ont fait
savoir que la galerie serait dans l’obligation de cesser son
activité. Toute correspondance ou demande de catalogue pour les éditions
Remarque et Unes doit être désormais adressée à:
Jean-Pierre Sintive
B.P. 205
83006 Draguignan Cedex
par Anne Bernou
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