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Polluer gravement la mer peut coûter cher en caution (CEDH, G.C. 28 septembre 2010, Mangouras c. Espagne)

Publié le 01 octobre 2010 par Combatsdh

Détention provisoire au titre d’infractions de nature environnementale et fixation du montant de la caution

par Nicolas HERVIEU

prestige.1285869918.jpgLa Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé la solution de l’arrêt de Chambre (Cour EDH, 3e Sect. 8 janvier 2009, Mangouras c. Espagne, Req. no 12050/04 – Actualités droits-libertés du 10 janvier 2009 et CPDH même jour – Art. 43 : saisine du renvoi) dans l’affaire relative aux poursuites pénales déclenchées en Espagne contre le capitaine grec du “Prestige”. Ce pétrolier est tristement célèbre pour avoir provoqué, par son naufrage en 2002 dans les eaux territoriales de ce pays, une importante marée noire sur les côtes espagnoles, portugaises et françaises. Dans le cadre de l’instruction initiée notamment pour « délit d’atteinte aux ressources naturelles et à l’environnement », le capitaine fut placé en détention provisoire avec possibilité de libération sous condition de versement d’une caution de trois millions d’euros. Ce montant a été contesté par l’intéressé comme disproportionné au regard de sa situation personnelle, mais sans succès. Il a pu cependant être libéré après quatre vingt trois jours de détention grâce à la garantie bancaire déposée par la société d’assurance de l’armateur du Prestige.

Saisie de la contestation du montant de la caution – mais non de la détention provisoire en soi –, la Grande Chambre maintient, à une majorité de dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu à ce sujet de violation du droit à la liberté et à la sûreté (Art. 5). A cette occasion, l’arrêt de la formation solennelle illustre remarquablement deux tendances notables de la jurisprudence strasbourgeoise : le renforcement de la légitimité de l’objectif de protection de l’environnement (v. Cour EDH, 3e Sect. 30 mars 2010, Băcilă c. Roumanie, Req. no 19234/04 - Actualités droits-libertés du 30 mars 2010 ; Cour EDH, G.C. 29 mars 2010, Depalle c. France et Brosset-Triboulet et autres c. France, Resp. Req. n° 34044/02 et 34078/02 – Actualités droits-libertés du 30 mars 2010) et l’utilisation d’instruments internationaux et européens – de toute nature – extérieurs au système conventionnel (v. Cour EDH, G.C. 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, Req. n° 34503/97 - Actualités Droits-Libertés du 14 novembre 2008. Vooir cette catégorie de CPDH “environnement”). Il s’agissait ici pour la Cour de vérifier si les conditions de fixation du montant de la caution respectaient l’article 5 § 3 in fine (« La mise en liberté [pendant la procédure] peut être subordonné à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience ») et ce, à la lueur de ses principes jurisprudentiels en la matière (§ 78-81). Évidemment, elle indique d’emblée être « prête à admettre qu[e ce montant] dépasse les ressources personnelles dont disposait le requérant pour s’en acquitter » (§ 83). Toutefois, elle considère que l’évaluation du caractère proportionné de la caution peut ne pas se limiter au seul critère de la situation personnelle de l’intéressé. Cette idée n’est certes pas novatrice. Cependant, en admettant que les juges nationaux puissent fixer la caution en fonction du « milieu professionnel » – avec d’ailleurs une marge d’appréciation conséquente car, « au contact des réalités locales », ils sont « en principe mieux placés que le juge international pour en juger » (§ 85) –, la Cour légitime la prise en compte de la spécificité des affaires de pollution maritime à dimension transnationale.

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La Grande Chambre rappelle ainsi qu’elle « ne saurait ignorer la préoccupation croissante et légitime qui existe tant au niveau européen qu’international à l’égard des délits contre l’environnement », matérialisée par « la volonté unanime tant des Etats que des organisations européennes et internationales » d’agir en ce sens en recourant notamment « au droit pénal comme moyen de mise en œuvre des obligations environnementales imposées par le droit européen et international » (§ 86 – on notera que la Cour évoque pour ce faire, et en autres, des directives européennes adoptées postérieurement et en réaction au naufrage du Prestige – § 36-43). Elle relaie cette évolution, qui participe d’« une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques », en estimant que « ces nouvelles réalités doivent être prises en compte dans l’interprétation des exigences de l’article 5 § 3 en la matière » (§ 87 – v. contra l’opinion dissidente commune). Appliquée aux faits de l’espèce, qui « revêtent un caractère exceptionnel et ont des conséquences très importantes sur le plan de la responsabilité tant pénale que civile » et « où était en cause une pollution maritime d’une rare ampleur ayant provoqué d’énormes dégâts environnementaux » (§ 88), cette position de principe conduit la Cour à valider l’analyse des juges espagnols. En effet, ceux-ci ont « adapt[é] le montant de la caution au niveau des responsabilités encourues » dans une affaire « où sont en cause d’importants enjeux financiers » (§ 88). Les juges européens n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser, certes mutatis mutandis, la démarche du « Tribunal international du droit de la mer » (déjà évoqué § 46-47) qui tient aussi compte de « la gravité des infractions alléguées et les sanctions encourues » (§ 89). Sans être forcément déterminante, la citation d’une telle juridiction spécialisée tend à répondre de façon adéquate aux tiers-intervenants (treize organisations d’armateurs et marins) qui évoquaient justement les décisions de cette dernière et fustigeaient « la criminalisation croissante des actes des marins » en matière environnementale (§ 77). Enfin, pour apprécier dans ce contexte particulier le caractère raisonnable du montant de la caution, la Cour admet qu’il soit possible de tenir compte de la surface financière de l’armateur et de l’assureur du navire quand bien même ces derniers n’auraient aucune obligation juridique de garantir la caution des marins, d’autant qu’ici ce fut bien l’assureur qui versa la somme pour libérer le capitaine (§ 90-91). La Grande Chambre conclut donc que « compte tenu du contexte particulier de l’affaire et des conséquences environnementales et économiques catastrophiques du déversement de la cargaison du navire, c’est à juste titre que ces juridictions ont pris en compte la gravité des infractions en cause et l’ampleur du préjudice imputé à l’intéressé » (§ 92). Le refus de condamner l’Espagne pour violation du droit à la liberté et à la sûreté (§ 93) ne peut évidemment pas s’interpréter comme un blanc-seing accordé à la lutte contre les atteintes environnementales, celle-ci devant être menée dans le respect des droits et libertés conventionnellement garantis, Mais cet arrêt démontre surtout que la Cour européenne des droits de l’homme est consciente de la nécessité de s’adapter à la particularité des délits de pollution maritime, par nature transnationaux et impliquant d’importants acteurs économiques (v. dans le même sens la lutte contre la traite des êtres humains : Cour EDH, 1e Sect. 7 janvier 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, Req. n° 25965/04 – Actualités droits-libertés du 06 janvier 2010. Voir cette catégorie CPDH “traite de l’être humain”).

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Mangouras c. Espagne (Cour EDH, G.C. 28 septembre 2010, Req. n° 12050/04 )

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Actualités droits-libertés du 28 septembre 2010 par Nicolas HERVIEU

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