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Traite des fleurs (J.J. Grandville)

Par Arbrealettres
Traite des fleurs (J.J. Grandville)

Traite des fleurs

Je ne puis traverser un marché aux fleurs sans me sentir
saisi d’une amère tristesse.
Il me semble que je suis dans un bazar d’esclaves, à Constantinople ou au Caire.
Les esclaves sont les fleurs.
Voilà les riches qui viennent les marchander;
ils les regardent, ils les touchent, ils examinent si elles sont dans
des conditions suffisantes de jeunesse, de santé et de beauté.
Le marché est conclu. Suis ton maître, pauvre fleur,
sers à ses plaisirs, orne son sérail,
tu auras une belle robe de porcelaine, un joli manteau de mousse,
tu habiteras un appartement somptueux;
mais adieu le soleil, la brise et la liberté: tu es esclave!

Pauvres fleurs! on les entasse les unes sur les autres,
on les laisse exposées au vent, à la poussière,
à toutes les intempéries des saisons.
Le passant s’arrête. Redressez-vous, pauvres fleurs, faites les coquettes;
c’est pour cela que le marchand vous a conduites au bazar,
c’est sur vous qu’il compte pour s’enrichir.

La plupart restent inclinées sur leur tige;
elles sont languissantes, faibles, étiolées: les fatigues d’un long voyage,
les ennuis de la captivité se lisent sur leurs feuilles pâles.
Que leur importe d’être belles!
Avant le soir elles auront passé sous les lois d’un maître inconnu.

Il est certain que la traite des fleurs est aujourd’hui un fait patent.
Le gouvernement la tolère et l’encourage.
Chaque année il expédie même sous le nom de voyageurs du Jardin des Plantes,
des espèces de corsaires qui vont çà et là sur tous les rivages,
font des descentes, des expéditions dans l’intérieur des terres,
et ramènent captives les fleurs dont ils ont pu s’emparer.
On les transporte en France, on leur donne une case au jardin du roi,
on les établit en familles; ces fleurs s’acclimatent, font des enfants,
et quand ils sont arrivés à un certain âge,
le gouvernement les arrache au sein de leur mère,
et les vend ou les donne à des particuliers.

Cela est affreux.
Quand donc les fleurs trouveront-elles
leur Wilberforce?

(J.J. Grandville)



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