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À Ciel ouvert, de Jacques Darras (par Jean-Luc Despax)

Par Florence Trocmé


 
Jacques Darras À Ciel ouvert sur la poésie. Ciel ouvert sur l’itinéraire personnel de Jacques Darras, qui  répond aux questions profondes d’Yvon le Men. Ces questions lui font d’entrée de jeu (en sortant du je) retrouver l’enfance, avancée vers la lisière de la forêt et la fascination de l’océan. Jacques Darras le Picard apprend la géographie par l’œil et la marche, par le rêve comme propédeutique de la volonté. L’Histoire s’apprend près de la forêt de Crécy-en-Ponthieu. Les entretiens sonnent comme un bilan optimiste de l’histoire littéraire personnelle, se retourner vers ce qui a été accompli comme l’architecte interroge en vertical la clé de voûte. Cathédrale de papier que constituent en effet les volumes successifs (7 sur les 8 prévus sont parus) de l’aventure de la Maye, petite rivière qui devient grand récit. Nulle carrière en poésie, l’œuvre prend sens de ses successions mêmes. On sent ici non pas l’autosatisfaction mais l’espoir (Jacques Darras est homme raisonnable de croyance) que tiendra la possibilité qu’une ou deux pages survivent pour un interlocuteur inconnu par définition. Dès lors les énormes livres, solides et fluides à la fois de Darras révèlent une fragilité, celle de la promesse qui tiendra dans la voix d’un autre.  
 
Du point de vue généalogique de l’écriture, c’est le paradoxe d’une venue à la poésie personnelle par l’anglais universitaire. L’anglais de l’épopée. L’anglais se réappropriant le roman de chevalerie français, c’est-à-dire la poésie et la narration. Shakespeare lui enseigne l’adéquation parfaite de la poésie et de la politique, mélanger tous les registres de langue et tous les corps de métier et toutes les couches sociales. Bref, le réel.  Il y trouve aussi ce qu’il est l’un des rares à pratiquer en France : le vers blanc. Les vers de jeunesse sont sacrifiés à l’apprentissage véritable de la poésie par la traduction. Il y apprend le rythme qui est le sien propre, en « écrivain retardé », comme il se désigne lui-même. Et l’Amérique, pour sortir d’un formalisme français étriqué ayant pour parents maudits le communisme et le fascisme. Structure polyphonique du Paterson de William Carlos Williams, modèle suprême whitmanien, dans la traduction duquel, Whitman, il se glisse comme une seconde peau, Charles Olson, mais aussi l’aplomb de Robert Creeley, qu’il voit en lecture au festival de poésie de Cambridge en 1978.  
 
Jacques Darras n’est pas fait que de souvenirs. Corps pensant qui s’intéresse à la beauté et à la diversité de la création, avec une majuscule quand il rend hommage à Van Eyck ou Descartes. Poète français de Bruxelles que seul intéresse le franchissement des frontières, celles que l’on a en soi surtout. Pour irriguer la soif d’Europe. La question du politique ne se fonde pas sur les appétits de conquête mais sur une connaissance de sa région intelligente, qui ne cède rien au régionalisme. Jacques Darras est un picard mais sa conversation n’est pas surgelée ! 
Il livre également dans ces entretiens une réflexion critique généreuse mais sans concessions sur le paysage inextricablement intolérant de la poésie française. L’oubli total de la poésie du Moyen Age et de la Renaissance, des trouvères arrageois et picards, des poètes didacticiens. Lui ne s’oublie pas dans l’exercice de sincérité, il donne les chiffres de vente de ses livres pour tuer toute approche romantique du non métier de poète. Il décrit les efforts qu’il a déployés pour assurer l’édition de ses livres et l’ancrage d’une poésie de qualité dans un territoire. L’incompréhension de l’accueil dès lors que l’on veut frayer territoire nouveau et non céder à la ritournelle d’un post-dadaïsme et/ou d’un post-surréalisme de convention, non plus qu’au lyrisme paysan publié dans la collection blanche. Dénonciation tranquille d’une poésie étroite remplie de blanc, qui a laissé l’audace et le projet à la prose, alors que la poésie doit retrouver le souffle et la longueur conquérante, utiliser la langue pour autre chose qu’une célébration stérile de la langue. Pour autant se défier, dans le combat pour une poésie démocratique, des pièges de la rime réactionnaire, comme de son inverse, le tout-oralité, le tout-onomatopéique. Poésie qui ne s’interdit ni l’amour, ni la libido du savoir.  
 
Yvon Le Men lui, pratique dans l’interview une poésie faite de silences et de sentiments en gemmes du je t’aime un peu gêné, il est toujours un peu surpris par le flot argumentatif du déploiement du chant. En même temps, il livre à la fin des entretiens un poème magnifique de simplicité qui leur ressemble à tous les deux :  
 
il croit  
à ce qu’il dit en le disant 
 
par Jean-Luc Despax 
 
 
A ciel ouvert,  
Jacques Darras, entretiens avec Yvon le Men,  
éditions La passe du vent,  
181 pages, 12 €. 
 
 


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