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Les entretiens infinis, avec Jean-Pascal Dubost, 7

Par Florence Trocmé

Cet entretien fait partie de la série des Entretiens infinis menés avec Jean-Pascal Dubost 
Précédents entretiens infinis avec Jean-Pascal Dubost : 1234, 5, 6     
 

Informalisme lirique 
 
 

Poezibao : ce rythme-là, le rythme de ce flux intérieur, langage, cette in-forme à former, ces voix à dévoiler, etc. : par quels chemins de création en fais-tu syntaxe ; comment articules-tu cet "être intérieur", son langage sans forme et la syntaxe que tu vas réussir à en extraire pour faire oeuvre ? Questions complexes mais qu'il me semble important d'éclairer...   
 
Jean-Pascal Dubost : On peut toujours avancer sans éclairer, résoudre ni répondre ; car si la question du rythme qui fait soi poète est complexe, elle ne peut ni ne doit être simplifiée, car ainsi que le conçoit Edgar Morin, le complexe contient le simple, or que le contraire, non.  
 
Un poète comme Jacques Roubaud dans son livre Poésie : (Le Seuil, 2000) narre comment le rythme de son poème naît grâce à la marche, comment, bien posé sur ses pieds, il compte quasi naturellement ses syllabes, parce qu’une musicalité préalable l’habite permanentement, parce que sa mémoire immense contient énormément de poèmes (« l’oreille intérieure bourdonnant de vers et de strophes »). Marchant, il déplace une syllabe, comme sur un échiquier, avec sa logique de mathématicien, il déplace ses notes-syllabes, qu’il appelle images-mémoires, considérant que « la langue de poésie puise dans la mémoire », et compose ; voilà son mot, il compose, se définit comme un compositeur de poèmes ; un compositeur-mathématicien recherchant sans cesse de nouvelles méthodes (« non de re-trouver mais de trouver »). Si j’évoque Jacques Roubaud et son très beau livre Poésie : c’est parce que j’admire sa manière de nous faire entrer dans son atelier mental et admire son industrie de compositeur de poèmes, tout en me considérant lointainement proche de cette manière de faire remonter à soi le rythme. 
 
L’oreille dont incidents et aléas m’ont pourvu est dépourvue d’oreille, de perception juste de toute musicalité, harmonieuse ou disharmonieuse ; j’ai l’oreille amusicale (tout en restant sensible aux sons et bruits). Le travail rythmique ne se passe pas dans l’oreille. Point n’ai « les oreilles rondes ». 
 
Je fabrique du poème, me considère comme un fabriquant de poèmes (Paul Valéry disait « fabricateur ») ; un fabre farvagiant avec fièvre. (Bosseur enthousiaste !) Un faiseur (Étiemble) espérant être ni vaurien ni maroufle.  
 
Si je n’ai point d’oreille, il me semble avoir un peu de nez. Car tout commence par la perception intuitive d’une circulation étrangère à moi mais en moi, que j’appelle une informe (mon alien). Je la perçois comme monstrueuse : mal ordonnée, mal faite, irrégulière, variable, composite, par conséquence complexe, mais si présente qu’elle crée la nécessité de lui donner (in)forme. Est-ce cette présence dont parle si souvent Henri Michaux ? (: « …petit à petit se forma et grossit en moi un être gênant. », in Épreuves, exorcismes) C’est là, et ça ne va pas de soi. Un mêlé d’extérieur entré par effraction et d’intérieur sédentaire. Probablement, pour se rapprocher de Jacques Roubaud, quelque chose que la mémoire a in-formé. Infuse partout le corps et l’esprit, cette informe se signale par son mouvement, et je considère l’écriture du poème comme, dans un premier temps et mouvement, l’effort de captation d’icelle, le corps au travail se tassant, comme pour mieux la coincer et lui donner forme. Écrire un poème c’est ruser avec cette force que seule la mort peut détruire. Mouvement induit rythme, certes, mais si j’ai un « instinct de rythme », il est formel. De la forme avant toute chose ! Conviction dure comme fer. 
 
Avec les années d’acharnement héautontimorouméniques s’est dessinée peu à peu comme évidence une forme, une forme-enfin, le poème en bloc, à l’intérieur duquel je puis montrer et l’effort de captation préalable et l’aspect monstrueux de ma chère informe intérieurement étrangère et le plaisir obtenu à remonter un poème de soi, « Cette montée verticale et explosive est un des grands moments de l’existence » (Henri Michaux). Avant de chercher une signification au poème, regardez donc la syntaxe comme elle est tendue et nouée de lexique ; et si signification il y a, elle n’est que prétexte à bâtir du sens. Avec la langue, je travaille une informe, je fabrique un poème, avec minutie et concentration, une « bizarrie », dirais-je, formellement repérable, mais coinçant une chose irrégulière et capricieuse. 
 
Je n’aime guère le lyrisme à tendance molle, ventripotente et narcissique, parfois pleurnichou, fait de simplicité douteuse et d’allégeance aux lecteurs et de féalté au monde ; pourtant j’aime le lyrisme, mais comme insoumission bandante (cf. Flaubert). Quand Rimbaud écrivait que « la poésie sera en avant », ne se moquait-il pas un peu du mythe d’Orphée se retournant vers Eurydice et n’ayant plus que sa lyre pour pleurer ? Le poème montre le cou ten-tendu d’un sujet écrivant vers avant-soi et refusant d’imiter Nestor (le retour vers un passé heureux). Vaut-il mieux pas tendre le nerf lyrique plutôt que le détendre ? 
 
Où veux-je en venir ? 
 
On sait que le mot « lyre » (l’instrument à cordes, puis le chant) mena sous l’impulsion des poètes romantiques à « lyrisme », cette « exaltation d’esprit analogue à l’enthousiasme des poètes lyriques ». Le mot « lyre », par un jeu d’amorce sonore dont je suis friand, m’amène au mot « délire » ; qui fut anciennement synonyme de la fureur poétique. Étymologiquement, le verbe « délirer » signifie « sortir du sillon » (d’où, après, « extravaguer », « perdre la raison » etc.). Continuons d’amorcer : le délirique fut, en somme, le lyrique, celui-là, poète, sachant sortir de la raison, déraisonner, se transformer en interlocuteur et intermédiaire des dieux, sa voix portant la trace de l’échange. L’éternelle et indéboulonnable notion de poète inspiré ! Son poème (qui ne fut forcément chant) devenait l’expression de ses hauteurs déraisonnées, mais chute, mêmement, car il devait redescendre sur terre et rejoindre les hommes, les terriens terrestres pour transmettre. On a eu beau faire leur sort aux dieux, il en est encore pour donner dans cette mascarade de poète et entretenir l’imposture voire d’élargir le fossé avec le lecteur, amenant du coup beaucoup d’anti-lyriques à figer le lyrisme dans le passé, « le retour au lyrisme, ce sera, à coup sûr, le retour aux états d’âme narcissiques, à la petite mémoire et à la plainte individuelle qu’un sujet souffrant, plein de nostalgie (cette forme rampante du ressentiment), pousse devant lui comme le bousier coprophage des terrains vagues » (Emmanuel Hocquard). On peut les approuver, mais il faut leur donner tort. Le poète a depuis lurette belle fait ses adieux aux dieux. La philosophie, la psychanalyse, la linguistique nous y ont heureusement aidés ; certains événements historiques y ont malheureusement contribué. Je reviens à l’étymologie de « délirer » qui m’intéresse, dé-lirer, sortir du sillon : le verbe latin lirare signifia « labourer en billons ». En 2008, il amènera la création de l’adjectif « lirique », issu du substantif « lirisme » désignant l’action de creuser. Aussi donc je reprends à moi cette étymologie et en fais une affaire personnelle quant est de ma façon : écrire des poèmes en bloc (de prose) revient à tracer des sillons (l’entre les lignes) et former des billons (les lignes) réguliers montrant l’acharnement au travail de creuser dans la matière informe que j’évoquai ; « il faut méditer longtemps » (Mallarmé). La prose, selon moi, mieux que le vers, désigne le sillon, « prosus » : qui va en ligne droite ; donc et par conséquence voilà pourquoi, ne sachant délirer divinement, l’idée germante d’informalisme lirique ; le lirique est un « horrible travailleur » rimbaldien et un « héautontimorouménos » baudelairo-terencien bandant flaubertiennement. 
 
 
©Jean-Pascal Dubost et Poezibao  


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