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C'est nous les modernes, de Franck Venaille (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

  Venaille Le titre est polémique puisqu’il laisse implicite un « pas eux », autrement dit les poètes non cités dans le livre, et ils sont nombreux. Mais si ce titre est provocateur, je ne crois pas que le but de l’ouvrage soit de lancer un manifeste fédérateur d’énergies pour créer une école, un groupe, un mouvement, voire une mouvance. Non, c’est bien plus simple, et surprenant : Venaille nous fait entrer dans son atelier, sa mémoire et sa bibliothèque. Le choix est celui de proses courtes, une page et demie, pas plus, regroupées en chapitres, sans que l’organisation d’ensemble n’ait une arithmétique ou une logique contraignante. Ce qui unifie le livre, c’est le ton tranquille et le glissement continu d’un plan l’autre : écrire, se souvenir, lire. 


Lorsqu’il s’agit d’écrire, on est d’abord frappé par l’exigence farouche de Venaille : « Je ne m’accorde jamais aucune circonstance atténuante. (…) Ce que je souhaite est simple : que l’on juge mes livres uniquement sur le texte. Que l’on reconnaisse qu’il y a là du travail mené jusqu’à l’obsession. » (p. 35) Un peu plus loin, mais de même : « Ecrire de la poésie exige un statut particulier, celui de ne jamais se compromettre avec les facilités offertes par le langage. » (p. 125) Tout au long du livre, Venaille ne transige pas ; ses positions sont arrêtées, diamétrales, parce que payées cash, d’une vie : « Ecrire n’est pas se montrer raisonnable, plier devant l’autorité du style, se protéger de ses propres humeurs. En un mot je ne suis pas pour le respect (de la langue, de la prosodie, de la narration, du descriptif et de la sage psychologie). Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. » (p .7) Ceci posé, sec, net, clair, certaines pages proposent des réflexions ouvertes sur des points très importants : ainsi pour le rapport entre poésie et narration (p. 109-110), ou le « poème de prose » (p. 113), ou la question essentielle de la lisibilité (p.153-154), ou encore le rapport poème/autobiographie (p. 175-176)… Donc ce qui est arrêté chez Venaille, c’est une éthique d’écrire, pas du tout la réflexion sur comment et par où la poésie peut aller de l’avant. Certains choix esthétiques sont invalidés, certes : « éviter cette horreur : l’image poétique « (p. 108), et au long du livre, on entend à plusieurs reprises une critique de Char. Mais c’est pour mieux ramener la poésie à l’ouvert, le sans mot, l’origine, l’avant de la parole : animale angoisse, fou désir, mort en face.

 
Ce livre est aussi pour Venaille l’occasion de revenir sur son parcours, son évolution. Ces pages (ou passages) sont intéressants comme des incursions-bilans, une façon rapide de ramasser le passé et de mettre à nu certaines arêtes du travail : « Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. » (p. 15) « Oui, de la beauté peut naître souffrance et angoisse, peur de n’être rien, dégoût de soi. C’est pour cela que je l’ai toujours associée à la mort et à ce qui est souvent sa bien étrange compagne, je veux parler de la sexualité. » (p. 105) A propos du roman noir américain des années cinquante : « C’est là, dans cette littérature tenue à l’écart, que j’ai trouvé ce qui allait devenir mes règles d’écriture : faire court, écrire au présent et au passé simple, décrire la violence sous toutes ses formes, connaître la langue des bas-fonds et ce qu’elle offre de possibilités créatives, innovantes. J’étais donc en entier tourné vers le réel. » (p. 189) On voit combien ce livre, orienté vers le « nous » du titre, peut être riche aussi de commentaires de l’auteur sur son œuvre propre. Plus directement historiques sont les pages de souvenirs sur les revues, dans le chapitre Jouer collectif, mais pas seulement : Chorus (p. 47), Action poétique (p. 51), Mr Bloom (p. 53), Le Mâche-Laurier (p. 55), Europe (p. 57), Orange-Export (p. 111)… Ce sont des pages émouvantes parce qu’il s’agit moins d’études que du regard personnel d’un participant actif à ces lieux où amitié et conflit pouvaient aller de pair, dans ces années. Il faudrait aussi parler des belles pages sur Georges Mounin (p. 75 à 80, et p. 175) : Venaille retrace cette relation forte, amicale et formatrice, puis étouffante, mais décisive.

 
Il reste la bibliothèque : il n’y a pas d’index ou de table des matières en fin de volume. Disons qu’une petite centaine d’auteurs sont évoqués de façon plus ou moins développée. Il ne s’agit pas du tout d’une anthologie qui se voudrait exhaustive ou panoramique. Venaille ne souligne pas les parentés entre ces œuvres et la sienne, mais sa lecture montre assez les affinités qu’il peut avoir avec Jouve (p. 93), Morhange (p. 99), Laforgue (p. 149), Adamov (p. 171)… Il ne s’agit pas d’une reconnaissance de dettes, mais plutôt d’une fraternité d’écrire-vivre qui déborde largement la seule question de la forme d’écriture. Une seule fois, avec Leiris, Venaille note l’impact : « C’est en lisant L’âge d’homme  qu’une partie de la honte qui m’habitait a disparu et que j’ai senti que l’on pouvait tout dire par l’écriture : la peur de la mort, la rébellion, l’angoisse sexuelle. C’est encore là que j’ai compris que chaque mot possédait sa valeur érotique. » (p. 173) Pour les autres auteurs évoqués on pourrait parler de portraits d’écritures plutôt que de portraits d’écrivains. Et Venaille sait superbement isoler la tension motrice d’une œuvre : la poésie de Cliff « nous fait descendre toujours plus bas, dans la noirceur de certains lieux, mais en même temps elle est lumineuse, enfantine, échappe totalement au mal » (p. 22) ; pour Verheggen, « c’est parce que son œuvre en appelle à la mort qu’elle possède ce ton si particulier d’humour. » (p. 23) ; pour Verlaine, « Il faut que cet homme soit naïf et savant à la fois et que le sentiment d’enfance perdure en lui pour, ainsi, s’abandonner en entier à l’artifice du chant. » (p. 184)

 
Dans cette « bibliothèque », les générations se mêlent : Laugier, Blanchet, Rouzeau, Giovannoni, Commère, Beurard-Valdoye, Courtade, Supervielle, Laforgue… De même, aucune esthétique n’est proclamée ; ce sont des parcours individuels avec lesquels Venaille entre en résonance : Heidsieck, Bonnefoy, Royet-Journoud, Bellay, Velter, Maeterlinck, Vargaftig, Chambon, Rossi, Guillevic, Moses, Biga, Aragon, Boddaert… Je ne peux citer tous les auteurs, mais il est clair qu’un tel rassemblement n’est pas dicté par un dogme esthétique quelconque, mais par l’affinité profonde que ressent Venaille avec chacune de ces œuvres. Ce livre est généreux, et la conclusion de Venaille sera la mienne : « Etre poète, c’est croire à l’intensité du langage, à ses méandres, ses contre-pieds, ses contradictions et sa générosité également. Il me reste à gérer ma mélancolie, c’est à dire une forme de violence contre soi très ancienne et silencieuse. Etre poète ce n’est pas seulement écrire – vers ou proses – des poèmes. C’est donner à notre douleur la force et les moyens de se dépasser, de devenir ainsi la douleur de tous, y compris de la poésie elle-même. Ainsi c’est par la souffrance que l’on rejoint les autres hommes ? Oui je le crois. » (p. 218) 
 
Antoine Emaz  
 
Franck Venaille 
C’est nous les modernes  -  
Edition Flammarion, col. Poésie, 218 pages, 18 € 
 


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