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Poèmes pauvres d'Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Emaz poèmes pauvres Antoine Émaz publie aux éditions Æncrages & Co un livre de 24 pages, Poèmes pauvres. Pauvres, ces poèmes ne le sont que de nom. Il s’agit de cinq poèmes, datés, et écrits entre novembre 2008 et décembre 2009, procédé que l’auteur a utilisé dans plusieurs de ses derniers livres1 Leur rapprochement dans ce livre-ci crée une suite, dont on ne sait pas si elle a été pensée comme telle. Cette suite redouble le sens qu’on peut donner à chacun des poèmes comme à l’ensemble, et cela sans doute est accentué à cause de sa brièveté. 
 
Le premier de ces poèmes, daté du 9.11.08, débute par  « une nuit sans sommeil » où « les mêmes images tournent (…) en boucle » : une sorte de petit cinéma intérieur associé à la page suivante à un souvenir de l’enfance et de bobines de film aussitôt contrarié par des images de femmes déplacées lors de la guerre civile au Congo. Le poème, en juxtaposant ces moments de l’enfance (bobines de films, « images de contes pour s’amuser de sa peur ») et l’actualité tragique, interroge aussi le présent : un présent à soi (celui de la mémoire) qui croise un présent à tous (celui de l’actualité). Témoin de cette tension, le poème essaie de faire tenir ensemble cette réalité dont on voit bien que l’une, sans l’effacer, sans la détruire, prend le pas sur l’autre, puisque la vision récurrente est bien celle des femmes, pas celle de l’enfance. Le poème n’est donc pas « à l’écart » mais « ici », adverbe répété trois fois, et qui glisse lentement de l’évocation du Congo au poème lui-même. Au fond, ces femmes « qui vont vers nulle part » se trouvent au cœur du poème, nécessaire à dire la réalité et impuissant à faire autre chose qu’à la dire : « écrire peut-être pour bloquer les images dans les mots », je ne le vois pas comme une dessaisie, mais comme une stigmatisation. La peur et la colère sous-jacentes à l’évocation de ces femmes a remplacé la peur devenue douce et mélancolique de l’enfance : le poème ne fait pas le « poids », parce que, précisément, le poids de la réalité écrase ce qui pourrait l’atténuer : « reste/tout le réel », ce sont les derniers mots du poème. Celui-ci alterne vers et prose, et l’absence de ponctuation dans les pages en prose est marquée par la présence de tirets qui permettent de glisser à l’intérieur de la phrase par petites ruptures : au lieu de créer des effets démonstratifs qui auraient, dès lors, affaibli la profondeur du poème, ce choix semble judicieux. D’autre part, les asyndètes, la rareté des adjectifs, ces phrases peu déployées, donnent l’impression de ramasser le poème comme on ramasse les feuilles : en tas : cela contribue, notamment dans les proses, à densifier, à massifier le poème. 
 
Le deuxième poème, daté du 22.12.08, tranche car le thème du précédent pouvait laisser entendre un livre instruit par ce qui révolte. Or c’est le motif de la lumière et du jardin qui ouvrent le poème : « quel angle en mots pour la lumière // on ne sait pas // elle tombe directe froide douche/dans le jardin ». D’autre part, dans ce poème, la date agit comme un repère saisonnier : le reste de l’actualité, en quelque sorte, a disparu. Dans ce texte en vers, le motif du jardin, vient silencieusement s’opposer au « haut du ciel/beau bleu », lequel ne peut que révéler l’appauvrissement d’un jardin en déshérence : la lumière crue de l’hiver qui franchit le jardin exprime ce qui est défait et détruit : craquer, scalper, racler – les seuls signes qui se manifestent dans ce monde réel – celui du bas – sont en butte à cette défection ; le jardin peut alors devenir une sorte de métaphore, in absentia, de l’être lui-même : mémoire non pas en jachère mais ruinée, l’être est sans cesse confronté à un présent qui l’introduit dans la disparition. Les notations toujours concrètes, des jeux d’allitération discrets (en [R] par exemple), le choix d’employer de façon privilégiée des mots courts, cette modestie apparente de la langue, qui ferait presque penser à une forme d’aporie, donne une cohérence forte à ce poème. 
 
19.01.09 : le troisième poème s’ouvre par la double thématique du corps et de la fêlure ; ce qui pourrait être le signe d’un malaise organique, se développe dans une espèce de mécanique à la fois beckettienne et baudelairienne : la meule rappelle la circularité du Dépeupleur, mais associée à l’image du temps, elle évoque aussi la clepsydre de L’horloge qui se vide dans « Le gouffre [qui] a toujours soif », sauf que la technique a remplacé la clepsydre par un « diesel au ralenti/il bat/point mort ». Cette mécanique qui semblerait morte, à cause de son système de répétition à la Sisyphe, est l’expression de la vie même car le rétrécissement de la vie y produit un mouvement qui n’est pas exactement identique : ce décalage passe aussi par une homophonie, par exemple : « sang » et « sans ». Autres éléments mécaniques : la première page de ce poème comprend trois verbes : trois fois le verbe être (sous la forme de présentatifs, à l’imparfait et au présent : assemblant l’autour à l’intérieur), la deuxième page n’est constituée que d’infinitifs accumulés qui nominalisent et nient le mouvement, comme s’il s’agissait de nier ce qu’on mettrait (de) soi-même en route, la troisième est assez impersonnelle (« on tourne », « on pousse »), la quatrième achève le poème dans sa brutalité : trois groupes nominaux en bas de page font réponse à la question posée en haut : entre deux, un vide : « qu’est-ce qui reste ///////// un sac de corps // un paquet de langue // un tas de linge sale ». Le travail du poème déploie l’intérieur sans ouvrir l’intime : cette protection du moi me semble être aussi une posture morale : « se/tasser rétracter replier rouler/en boule/autour du cœur//le protéger/l’emmitoufler du corps ». Le moi comme plaie2: cela se travaille, à la creuser ou à la masquer.  
 
On retrouve cette double thématique du corps et du temps dans le poème suivant, daté du 21.10.09, mais d’une façon différente, qui semble plus générale (universelle paraît un mot trop vaste). Comme dans le précédent et le suivant, on ne trouve dans ce poème aucune référence ni à l’actualité ni à la date : le temps, comme référentiel signifiant, s’est épuisé, et ouvre cette porte de la généralité. Les ambivalences m’ont paru plus nombreuses, et jouent donc le vers différemment. Ambivalence qui vient par exemple de la proximité de mots : « veiller vieillir » peut s’entendre de deux façons différentes, elles-mêmes redoublées par la paronymie ; parfois c’est l’isolement ou la séparation d’un mot qui lui donne un statut incertain : « corps corde /// demeure /// un vieux visage/mangé/de mémoire » : demeure peut se lire comme nom ou comme verbe, accroché à ce qui précède ou à ce qui suit, « de mémoire » peut aussi se comprendre dans des valeurs logiques différentes ; j’aime ces possibilités de lecture : elles ouvrent le poème et le lecteur y trace son propre chemin, non pas à cause de surenchérissement de métaphores mais dans la petite syntaxe, l’écriture même. Ces possibles confèrent au texte une élasticité qui contraste avec la raideur, l’économie de mots et de vers : il me semble que cela aussi met à distance l’apparente austérité janséniste du poème : on n’est jamais loin de l’Ecclésiaste, car il n’y a rien à sauver sinon l’attente, qui ne nous sauvera pas. Il y a la vie, il y a le poème. Le poème dit la vie, il ne la devient pas - pas plus qu’il ne l’est. Cependant elle s’y trouve constamment, y compris dans le « passé entassé ». Et parce qu’il s’agit d’écriture, il s’agit aussi de jeu, c’est-à-dire de quelque chose qui tient de la mobilité.  
 
Le cinquième poème, daté du 6.12.09, continue cette sorte d’ouverture entre temps et généralité. L’évocation du temps se fait plus binaire : devant/derrière, mais le point commun c’est bien le temps, soit la vie, et celui qui la traverse, et l’écrit. Là encore, la posture morale me semble à l’œuvre, comme s’il y avait un arrière-plan religieux, mais qui s’exprime dans une déréliction de constat : pas de regret, seulement une absence. La figure de Job n’est pas loin, à Dieu près. La résignation vient de cette absence de regret, ou, du moins, de regret exprimé : car l’exprimer ce serait entrer dans cet espace de l’intime dont on voit par ailleurs (dans ce livre comme dans l’œuvre de l’auteur) qu’il est mis à distance. Reste donc le réel, rien que le réel, dans sa masse et sa densité pesantes : le sale, le vieilli, le gris prédominent, de même que l’espace devenu inadapté, comme si la vie même devenait inadaptée au vieillissement, rétrécissant avec l’être lui-même rétréci : un vers exprime ce glissement de façon forte, sur le plan sonore comme sur le plan sémantique, puisque rien n’articule les mots entre eux : « deuil seuil seul ». Pas d’évasion, pas d’imaginaire – pas de dehors de l’intérieur qui vienne se fabriquer dans l’espace du poème et qui vienne fabriquer le poème. La réduction du temps à venir se montre plus clairement dans ce dernier poème qui s’achève par l’évocation de la mort « : « on va seulement d’un pas plus lourd/vers la sortie/et l’air n’est pas plus frais dehors » : le seul véritable dehors possible, c’est celui qui sort de la vie. Et c’est sur ce mot que se clôt ce texte, et ce livre, ouvert avec l’évocation de l’enfance et de la violence du présent, continué avec la façon dont le jardin devient miroir et permet d’entrer dans une intériorité mesurée et résignée ; structure non pas cycle de vie mais kaléidoscope de l’être heurté. La perte, la résignation, le silence (comme volonté de ne pas dire : il ne s’agit pas d’abord, me semble-t-il, d’un silence d’impuissance), l’apparente égalité de ce qui est vécu – dès lors que ce n’est pas engendré par une actualité révoltante – se rejoignent pour former une image insaisissable mais donnée comme juste, pas très éloignée non plus d’un certain stoïcisme, singulier, à la mode émazienne… 
 
Ce livre, dense, on l’aura compris, est rythmé par des linogravures de Scanreigh d’autant plus réussies, sur le plan artistique comme sur le plan éditorial, qu’elles se déclinent grâce à des formes géométriques récurrentes mais mobiles, et le gris dans lequel elles sont tirées convient parfaitement au rythme du livre et à sa coloration d’apparence. 
 
Un regret néanmoins : le prix élevé du livre : 17 euros – pour un tirage à 500 exemplaires. 
 
Ludovic Degroote 
 
Antoine Émaz – Poèmes pauvres - Æncrages & Co 
 
 
1.Voyez Jours/Tage, par exemple, aux éditions En Forêt / Verlag Im Wald, 2009. 
2. Titre d’un livre paru chez Tarabuste en 2009. 


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