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In a gadda da sada - Daniel Sada - Ese modo que colma (Anagrama, 2010) par Antonio Werli

Par Fric Frac Club
In a gadda da sada - Daniel Sada - Ese modo que colma (Anagrama, 2010) par Antonio Werli Après Casi nunca, prix Herralde du Roman en 2008, l'écrivain mexicain Daniel Sada propose un recueil de onze nouvelles, Ese modo que colma chez le même éditeur espagnol, Anagrama, en juin de cette année. 180 pages qui sont comme un vaste kaléidoscope de son art narratif et de sa prose, essentiellement centré sur son obsession première, les petits riens (habitudes-répétitions ou perversions-ruptures) du quotidien qui sont l'origine d'un basculement quasi fantastique dans l'existence des personnages mis en scène. Et bien sûr, sur le cadre fétiche et prédominent tout au long de son oeuvre : le nord du Mexique. Une phrase peut suffire pour dresser le synopsis de chaque nouvelle - ce que fait la quatrième de couverture -, mais derrière la simplicité apparente de scénarios austères, se développe toujours une fantasmagorie où l'existence des personnages prend un tour inattendu et bouleverse l'ordre social... pour peut-être simplement faire apparaître un ordre en constant état d'ébullition, ou en réalité le fait qu'il n'y a d'ordre qu'en creux, par le désordre véritable qui le définit réellement. Quoiqu'il en soit, le sens de l'existence échappe la plupart du temps aux personnages de Sada, et plutôt qu'un rapport entre ordre et désordre, il faudrait parler de la fondamentale tension tragicomique de la littérature. A lire ces onze textes, il est évident qu'il se trouve toujours quelque chose d'irrémédiable dans les situations ; en même temps, l'entropie (un acte ou un événement minime amplifié par la voix narrative qui donne sa raison d'être au texte) provoque une panique narrative qui non seulement crée des situations humoristiques mais aussi la possibilité que, malgré le tracé convenu des routes empruntées, on n'arrête jamais de bifurquer, tourner, tourbillonner et d'être pris de vertige. Ici, voilà Daniel Sada : ça a l'air tout simple, ça a même l'air commun, mais la force de sa prose et l'art de son écriture fait de tout récit quelque chose d'exceptionnel, de vibrant, de rutilant et de parfaitement original. Ce n'est pas pour rien qu'il est considéré par la critique hispanophone comme par ses pairs comme l'un des plus remarquables écrivains mexicains d'aujourd'hui. In a gadda da sada - Daniel Sada - Ese modo que colma (Anagrama, 2010) par Antonio Werli Précisons que Sada n'avait pas publié de nouvelles depuis longtemps, un genre qu'il a pourtant pratiqué par le passé. Le présent recueil lui permet de changer son fusil d'épaule, une épaule qui a porté du roman depuis une dizaine d'années. Ici, la finesse des portraits, la minutie des compositions, la tension dans la brièveté témoignent d'une parfaite maîtrise du genre, où il se permet une liberté de composition à faire pâlir les plus grands maîtres, comme par exemple : « El gusto por los bailes » (le goût des bals), écrit à la manière d'un corrido mexicain, raconte les déboires bien tragiques de la jeune Rosita Alvírez ; « Crónica de una necessidad » (chronique d'une nécessité, à la prose fougueuse et luxuriante) relate les surprenantes turpitudes de deux familles rivales, « los feos » et « los guapos » (les laids et les beaux) ; dans « Eso va estallar » (fragmentaire conséquemment à son titre, littéralement : cela va exploser) met en scène un ancien truand qui cherche à tripler ses heures de sommeil ; le très court et compact « Limosna millonaria » (une aumône millionnaire) pique au vif une scène de braquage fantasmée ; le final tranchant et mordant « Ese modo que colma » (assez librement : une méthode à son comble) règle ses comptes aux règlements de comptes des narcos, etc. Toutes les nouvelles sont toujours empreintes d'un humour irrésistible, propre à Sada et si révélateur des absurdités des relations humaines, qu'elles soient conventions sociales ou rapports privés. Voilà une force de premier ordre d'un écrivain qui peut parfois sembler difficile (pas avec ce recueil extrêmement accessible !) : tirer un sourire ou un éclat à chaque page, au milieu des fulgurances de sa langue. Ecrivain exigeant, Sada est aussi un lecteur exigeant : dans le texte « Atrás quedó lo disperso », toujours avec humour et de forme ludique, il encourage son lecteur à découvrir l'un des plus grands écrivains du XXe siècle, son quasi-homonyme avec lequel il partage certainement un même « baroquisme » de la langue (pour employer un mot en accélérer) et une même attention aux petites et grandes misères de l'existence : l'Italien Carlo Emilio Gadda. Son personnage Atilio Mateo a l'habitude d'offrir L'Affreux pastis de la rue des merles à ses amis et connaissances, et le livre ne cesse de porter la poisse à ses nouveaux propriétaires... sauf à Gastón qui est un type de lecteur bien particulier. Dans cette nouvelle aux références plus intellectuelles que populaires se trouve une belle définition de la littérature (écrite et lue) que semble aimer et revendiquer Sada. Avant de tenter une transposition, je dois avouer que Sada a été le déclencheur - enfin ! enfin ! car à l'instar d'Atilio, le livre m'avait toujours effrayé... - m'ayant fait lire, cet été, ce chef d'oeuvre absolu qu'est La connaissance de la douleur :
Jamais d'entrave, d'accord ? la liberté oui, par dessus tout, parce que c'est - ce sera ça ! - le sel de la vie. LE FASCINANT INCERTAIN. Et la conséquence, les lectures qui misent sur le mystère et coupent tout appétit d'être éclairé. Être imaginatif, donc, à contre-courant. La littérature qui sépare et inspire, la littérature comme énigme : cette antique espérance.
Ese modo que colma est une parfaite introduction à l'oeuvre de Daniel Sada - pour ceux qui veulent s'y coller en VO - mais c'est aussi la cerise sur le gâteau pour ceux qui en sont familiers. La lecture de Sada dans sa langue est quelque chose de tout simplement unique et hallucinant. Le travail des traducteurs français (sur les deux livres parus pour l'instant en France : Claude Fell pour L'odyssée barbare et Robert Amutio pour L'une est l'autre, respectivement au Passage du Nord-Ouest et aux Allusifs), se trouvant face à des textes saturés d'énigmes linguistiques et poétiques et devant faire des choix toujours très personnels, est remarquable, et permet de sentir la puissance et la complexité de l'écriture de l'auteur. Souhaitons que les éditeurs continuent d'avoir l'énergie pour le publier, et de courageux traducteurs pour s'y coltiner.

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