Magazine Culture

Œuvres complètes, tome 1, de Jean-Joseph Rabearivelo (par Laurent Margantin)

Par Florence Trocmé

 

Interférences de Rabearivelo

 
Vous arrivez sur une île au bout du monde, et pendant trois ans, à chacune de vos rencontres avec lui, un chercheur de renom vous parle d’un poète qui a vécu sur la Grande Ile à quelques centaines de kilomètres de là. Vous ne connaissez ni le nom ni la culture de ce poète, même s’il vous est très vite clair que celui-ci n’est pas à considérer hors du contexte culturel qui est le vôtre, qu’il est autant poète de la Grande Ile que de la langue du pays lointain par lequel celle-ci fut administrée, pays lointain dont vous êtes vous-même originaire.  
Ce poète, c’est Jean-Joseph Rabearivelo, la Grande Ile Madagascar, le chercheur de renom maître d’œuvre de ce premier volume des œuvres complètes que j’ai enfin devant moi, c’est Serge Meitinger, et le pays lointain, bien sûr, c’est la France. Conjonction de données – ou de ce que le poète appelle lui-même « interférences » - qui rend passionnante la lecture des Calepins bleus (du moins ceux que leur auteur n’a pas brûlés), parce que leur auteur est à mille lieues de l’espace dit francophone dans lequel on enferme toutes les voix – africaines, antillaises, etc. – ayant choisi d’écrire dans la langue du colonisateur. Rabearivelo est ailleurs, même pas « métis », qui mêlerait des langues ou des cultures pour composer ou tenter de composer une entité nouvelle. Il crée son propre système d’écriture qui est balancement constant entre deux pôles linguistiques et culturels, il joue de cette polarisation pour avancer et rompre les amarres avec tout idéal de pureté nationale. Ce système créatif se met en place au tournant des années trente, et c’est une grande chance de posséder ces Calepins bleus qui nous le font découvrir jour après jour. Traducteur d’auteurs malgaches en français, ou de poètes français en malgache, Rabearivelo décide en effet de doubler chacun de ses poèmes écrits en français de sa version malgache (et l’inverse). Période la plus créatrice puisqu’il rédige en 1931-32 ses recueils les plus connus, Presque-songes et Traduit de la Nuit.  
 
Rabearivelo cultive les interférences, métaphore pour les « lumières contraires de deux civilisations », comme il est dit dans un roman historique qui s’intitule justement L’Interférence. Je me réfère ici à l’introduction générale de Serge Meitinger, qui situe le poète dans un « subtil et parfois torturant jeu d’équilibriste », lequel ne se résume pas au va-et-vient entre deux langues. Rabearivelo inscrit sa poésie et son écriture dans un champ de tensions où les coutumes et les mœurs jouent un rôle central. Toute sa vie tiraillée entre les coutumes malgaches merina et la culture européenne, le poète oscille constamment entre deux « familles » : celle de la tradition, pour laquelle la famille est « réseau complexe et serré qui lie les lignées, les générations, les clans et tous les alliés divers en un incessant mouvement de visites, de rites et de palabres, de conseils » (Meitinger), et celle de la littérature européenne et surtout française, « famille » qu’il se constitue au cours des années (sans avoir jamais été en Europe, il est constamment en contact avec des revues comme les Cahiers du sud et des auteurs français avec lesquels il correspond). Curieuse impression d’ailleurs en lisant les Calepins bleus qu’en tant qu’auteur il n’existe que dans un autre réseau complexe au sein duquel la question des clans, des alliés et des ennemis est centrale : combien de noms d’auteurs ainsi cités, vivants ou morts, dans la communauté desquels Rabearivelo travaille à s’inscrire. Combien d’observations pointues des personnes qu’il rencontre, estimant leur caractère voire leur âme, leurs capacités intellectuelles, leurs dons, leur talent, voire leur génie propre.  
Parmi les morts, il ya une présence tutélaire tout au long de ces pages : Baudelaire, figure du poète maudit et voyant. Il apparaît dès le « commencement » de ces Calepins bleus, le sixième tome donc puisque le diariste a brûlé les cinq premiers. Il ouvre le sixième calepin, le reliant directement au volume détruit qui précède par ce fragment de nom arraché au désastre : « -raire », et il cite cette phrase des Journaux intimes : « Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur ». Et Rabearivelo de commenter : « Ce renouvellement incessant (…) de son génie n’est-il pas la mesure même de sa grandeur ? », se reconnaissant lui-même évidemment dans cette capacité baudelairienne à se régénérer sans cesse, de la traduction au poème en vers, du vers à la prose.  
Surprenant d’ailleurs, à peu d’années de distance, de trouver formulée une conception de l’écriture qui n’est pas éloignée de celle du diariste Kafka, notamment dans ces lignes ouvrant les Calepins bleus et qui inscrivent l’écriture comme une pratique quasiment dénuée d’objet, pouvant se suffire à elle-même : 
 
Plaisir d’écrire strictement per se. Plaisir aussi de peupler quelque peu cette solitude intérieure – d’y introduire, d’y admettre l’intimité (ô Montaigne) « particulière de ses parents et amis »…
Plaisir d’écrire pour écrire donc, sans qu’ici, à mon grand regret, écrire corresponde en quoi que ce soit à ce qu’on appelle art.
Ainsi de mes Calepins bleus, dont voici le sixième tome.
Et je viens de me réchauffer devant les feuillets brûlés du cinquième volume…
Celui-ci échappera-t-il à ce sort cendreux ?
Plaisir d’écrire strictement per se
 
Le diariste exposera jour après jour ce plaisir et sa quête littéraire. Au point d’achever le journal sur son propre suicide, transformé en cérémonie littéraire, dernières pages impressionnantes et bouleversantes.  
Il est difficile de rendre compte de cette œuvre unique, tant elle déborde les cadres de réception usuels : il s’agirait de l’aborder par son versant le plus abrupt, dans cette tension à l’œuvre entre deux cultures, entre deux langues, qui fait littéralement sauter le petit enclos de la francophonie dans lequel on range d’habitude les auteurs des anciennes colonies françaises. Dans les Calepins bleus, Rabearivelo cite en effet autant Valéry ou Baudelaire que des auteurs malgaches, et c’est bien l’horizon d’un espace de création transnational qu’il faut veiller à garder à l’esprit quand on le lit. 
 
 
Jean-Joseph Rabearivelo, Œuvres complètes, tome I, édition critique coordonnée par Serge Meitinger, Liliane Ramarosoa et Claire Riffard, CNRS éditions / Présence africaine éditions, 1273 pages. 
 
Liens : 
Jean-Joseph Rabearivelo par Claire Riffard 
  
Serge Meitinger, A l’épreuve de l’étranger 
  
Enfin, il faut lire les poèmes de Jean-Joseph Rabearivelo. Presque-Songes, suivi de Traduit de la nuit en édition numérique  
 
Laurent Margantin

que je remercie pour cette contribution à Poezibao dans le cadre des Vases Communicants, un système d’échanges de textes entre sites, tous les premiers vendredis du mois.
Oeuvres ouvertes, le site de Laurent Margantin où Poezibao publie un article sur la maison de Günter Grass à Lübeck 
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines