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Le Roi boit

Par Jean-Louis Richard

Leroiboit- Tiens, c'est toi, Sophie ? Bonne année ma grande !

Jean-Benoît se balançait d'une jambe sur l'autre. Son comportement attira l'attention de Sophie. L'oeil du Président de Swen Games brillait. Le timbre de sa voix, légèrement décalé vers les aigus, semblait emporté par l'excitation. Jean-Benoît détourna son regard après lui avoir serré la main. L'évidence venait de frapper Sophie : "Mais, Jean-Benoît, vous avez bu !"

- Ah Sophie, je ne te permets pas de me traîter d'ivrogne, non mais sans blague...

- Ce que je vois, c'est que vous avez un coup dans le nez. Comment en êtes-vous arrivé là ?

(Résumé des épisodes précédents : la jeune Sophie s'est incrustée dans le bureau présidentiel de Jean-Benoît, au sommet de la tour Swen Games. Leurs trois dernières rencontres en ont beaucoup appris à Jean-Benoît sur lui-même. Sophie revient après avoir rêvé qu'elle retrouvait Jean-Benoît sur la planète du Petit Prince. Pour lire les quatre premiers épisodes, cliquez ici.)

- Oui, alors, là, tu vois, Sophie, euh, c'est beaucoup dire un coup dans le nez. Booon, d'accoord, j'ai un peu forcé en arrosant la signature d'un contrat, c'est bien mon droit ?

Sophie remarqua la bouteille patinée du vieux single malt qui trônait sur la console près du téléphone. Un verre désoeuvré attendait sans se prononcer sur la suite des opérations. Il restait de quoi arroser une grosse affaire, ou deux petites.

- Vous avez fêté ça seul ?

- Euh, oui, tout seul, comme un grand, j'avais envie de me faire un petit plaisir.

- Si vous buvez chaque fois que votre entreprise se distingue, faut pas vous souhaiter de grands succès commerciaux en 2008. Quelque chose me dit que vous n'avez rien signé du tout.

- Bon, d'accord Sophie. C'est vrai, j'ai bu seul, sans raison. Un petit coup n'a jamais fait de mal à personne, que je sache.

- Si vous voulez, on va s'économiser les généralités sur l'alcool. Est-ce que vous souhaitez que nous en parlions tous les deux ?

- A part avec Florence, ma femme, qui me fait des reproches, je n'en ai jamais parlé à qui que ce soit. Je suppose que je n'ai pas grand-chose à y perdre.

- Qu'est-ce que vous aimeriez me dire de ce que vous ressentez en ce moment ?

- Que je ne suis pas le super-Président que tu avais imaginé, j'ai un peu honte, tu vois.

- Je le sais bien, que vous êtes un homme, ça je l'avais remarqué. Je préfère vous voir en vrai, pas déguisé en Président. En quoi êtes-vous davantage vous-même après vous être fait un petit plaisir, comme vous dites ?

- Après avoir bu cet excellent Whisky, je suis beaucoup mieux que moi-même. Y a du monde à la maison, dans ma tête si tu veux. Je peux les laisser tous discuter entre eux et filer sans que mon absence soit remarquée, les oublier pour prendre un peu de repos.

- Si vous montiez cela sur scène pour en faire une pièce de théâtre, quelle histoire ça raconterait ?

- Euh, attends, pas mal ton idée... C'est très clair dans mon esprit. C'est un rêve que je fais parfois. Ca se passe dans une tour de bureaux, sur un grand plateau avec plein de gens qui s'affairent. Je viens d'arriver et personne ne prête attention à moi. Je sais que je dois terminer quelque chose de très urgent, mais je n'ai aucune idée de ce que c'est et personne n'est disposé à m'aider. Le temps presse. Je donnerais n'importe quoi pour disparaître de cette histoire, mais je ne peux pas, et là j'ai vraiment besoin de boire pour m'en sortir.

- Si l'alcool disparaissait totalement de votre existence, qu'est-ce qu'il faudrait faire disparaître d'autre pour que ça soit supportable ?

- Fais pas ça Sophie, je suis si bien après quelques verres. Bon, supposons. Faut aussi que tu enlèves plein de trucs qui me pèsent, moi je peux pas vivre avec ça tout le temps.

- D'accord. Enlever quoi, pour commencer ?

- Tiens, par exemple, cette peur que j'ai, parfois, que mes collaborateurs s'aperçoivent que je ne suis pas à la hauteur, que je donne le change, mais qu'en fait je ne suis pas le grand patron qu'ils s'imaginent.

- On peut les appeler, si vous voulez, ça sera vite réglé. Quand vous avez peur, quel âge vous avez au juste ?

- J'ai 14 ans, et mon frère, qui en a 18, se moque de moi. Il me traite de fille parce que j'ai les cheveux longs. Je ne peux pas lui rentrer dedans, il fait 20 kg de plus.

- Je comprends mieux pourquoi vous avez dépensé tant d'énergie pour prendre la tête de Swen Games. A part boire pour oublier tout ça, qu'est-ce que vous pourriez faire ?

- Ben, je sais pas, qu'est-ce que tu veux dire par là ?

- Je veux dire que boire, c'est l'option facile. Vous avez remarqué aussi que ça ne dure pas longtemps. Tout vous revient dans la figure, en pire, parce qu'en plus vous avez tenté de filer en douce. Le sens de l'humour n'est pas la principale qualité de vos compagnons intérieurs.

- Oui, c'est bien ça. Je vois ce que tu veux dire. Je pourrais peut-être leur causer, à mes compagnons intérieurs, comme tu dis. Après tout, j'ai 48 ans maintenant. Ils ne sont peut-être plus si terribles qu'ils me semblaient il y a 30 ou 40 ans. Tu crois que ça remplacerait l'alcool ?

- Ca serait moins drôle qu'un seul petit verre d'un excellent whisky, mais ça pourrait peut-être faire le travail des trois suivants. D'ailleurs, vous avez beau jeu de tenter d'oublier tout ces sentiments qui vous pèsent, mais quel homme au juste seriez-vous si vous n'aviez pas vécu tout ça ?

- Tu veux dire que, tout ce dont je te parle, c'est ce qui m'a permis de me construire comme je suis aujourd'hui ?

- En tous cas, on n'a pas le choix, c'est comme dans le cochon, tout est bon...

- Dans le cochon, dans le cochon, tu pourrais prendre une autre image !

- Vous avez raison, les cochons, au moins, ils n'ont pas peur de se rouler dans leur boue. Peut-être parce qu'ils n'arrivent pas à ouvrir la bouteille de whisky ?

- Bon, on va pas passer l'hiver sur le cochon, je sens que je suis dégrisé, moi.

- Qu'est-ce que vous avez envie de faire de ce que vous venez de travailler avec moi ?

- Tu crois que je serais capable de faire face à mes compagnons à moi sans l'aide de l'alcool ?

- Faudra juste accepter que ça soit moins rapide, pour un résultat plus durable. Si c'est vivre avec en acceptant l'homme que vous êtes, et en renonçant à quelques illusions qui copinent avec vos angoisses, ça s'appelle aussi mûrir.

Mûrir, mourir, presque le même mot, se dit Jean-Benoît. Après tout, il n'avait pas grand-chose à perdre. Et il avait réglé des affaires autrement plus complexes dans son existence. Cette protection que lui offrait l'alcool commençait à lui coûter cher pour le service rendu.

- Bon, c'est pas tout ça, mais moi j'ai des devoirs à faire, et mon père veut pas que je goûte à son vieux cognac. Va bien falloir que je trouve un moyen de travailler pour de vrai. J'y pense, ça vous arrive de vous réveiller la nuit avec une violente douleur à l'orteil ?

- Au gros orteil gauche, oui, ça cogne, ça fait de plus en plus mal, c'est insupportable ce truc. Heureusement, ça finit par passer, mais ça me vole deux heures de sommeil et je n'ose pas réveiller Florence.

- La goutte, mon cher Jean-Benoît, la goutte. Hyperuricémie post-alcoolique. Encore un truc que les cochons ne nous prendront pas. Dites, avec tout l'argent que vous allez toucher en rendant les bouteilles consignées, vous pourriez nous acheter un peu de chocolat ?

- J'y penserai Sophie, à ta santé !

Jean-Benoît regarda Sophie s'éloigner de son pas de danseuse. Elle semblait à peine toucher le sol. Comment pouvait-elle se sentir si légère après avoir entendu ce qui lui semblait, à lui, si lourd ? Etait-elle si distante du passé qu'il lui racontait, elle qui s'était tant rapprochée de lui depuis quelques semaines ? Si elle avait pu entendre tout ça, il devait pouvoir l'écrire entre lui et lui.

18h34. Trois quarts d'heure avant de rentrer. Florence mettait les petits plats dans les grands pour recevoir les Bouchelot-Darcier. Des imbéciles de compétition, mais des imbéciles in-con-tour-nables, il était pour une fois d'accord avec sa femme. Autant louper l'apéritif, vous savez ce que c'est, la signature d'un contrat... Tiens, non, vous ne savez pas ? Aaah, c'est vrai, au Ministère on ne vend pas de contrats, quelle chance vous avez, ce doit être pâââssionnant d'être au coeur du pouvoir.

Ce dîner de cons s'annonçait terrible. Si au moins on pouvait casser une autre assiette de l'affreux service de belle-maman, ça le paierait de ses efforts.

Il rapprocha le clavier de son ordinateur. Ses sensations se bousculaient. Il avait tant à écrire. Clic droit. Nouveau document Microsoft Word. Ah, zut, avec ces procédures de sauvegarde bureautique, pas moyen d'être chez soi... voyons... modifier titre : "le premier qui ouvre ce document est viré de Swen Games". Ah mais !


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