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Accusations graves entre adversaires politiques : tous les coups ne sont pas permis (Cour EDH, 2e Sect. 11 janvier 2011, Barata Monteiro Da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal)

Publié le 19 janvier 2011 par Combatsdh

Diffamation d’un personnage politique du fait des accusations formulées par des adversaires politiques

par Nicolas Hervieu

vaof4zh5.1295206233.jpgA l’occasion d’une conférence de presse, deux responsables d’un parti politique ont accusé un de leur adversaire de « détournement de pouvoir avec prise illégale d’intérêts » au sujet de la gestion de l’hôpital public de la ville de Castelo Branco (Portugal). Dans le même temps, ils ont annoncé le dépôt d’une plainte pénale visant ces faits mais celle-ci fut classée sans suite. Poursuivis pour diffamation, et après un acquittement en première instance, les accusateurs furent condamnés chacun à une amende de 1 800 euros par la juridiction portugaise d’appel.

Au terme d’un vote particulièrement serré - quatre voix contre trois -, la Cour européenne des droits de l’homme refuse de condamner le Portugal pour violation de la liberté d’expression (Art. 10). De prime abord, les précédents jurisprudentiels strasbourgeois semblaient pourtant favorables aux requérants. Une importante protection est reconnue non seulement aux discours des personnages politiques (Cour EDH, 5e Sect. 15 juillet 2010, Roland Dumas c. France, Req. n° 34875/07 - ADL du 28 juillet 2010 ; Cour EDH, 5e Sect. 22 avril 2010, Haguenauer c. France, Req. n° 34050/05 - ADL du 26 avril 2010) mais aussi à la libre critique dirigée contre ces derniers (Cour EDH, 5e Sect. 25 février 2010, Renaud c. France, Req. n° 13290/07 - ADL du 25 février 2010) car « les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics » (§ 37). Ceci est en particulier le cas lorsque, comme en l’espèce, « les déclarations en cause relev[ent] d’un débat d’intérêt général - pour autant qu’elles concernaient les agissements prétendument délictueux d’un homme politique local » (§ 36 - Cour EDH, 4e Sect. 2 février 2010, Kubaszewski c. Pologne, Req. no 571/04 - ADL du 3 février 2010 ; Cour EDH, 3e Sect. 20 avril 2010, Cârlan c. Roumanie, Req. n° 34828/02 - ADL du 20 avril 2010). Mais outre les propos jugés racistes ou discriminatoires (Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07 - ADL du 19 juillet 2009 ; Cour EDH, 5e Sec 16 juillet 2009, Willem c. France, Req. n° 10883/05 - ADL du 19 juillet 2009 ; Cour EDH, 5e Sect. Dec. 20 avril 2010, Jean-Marie Le Pen c. France, Req. no 18788/09 - ADL du 8 mai 2010), cette liberté trouve une limite de plus en plus marquée dans la jurisprudence européenne pour ceux qui véhiculent des accusations graves car « l’article 10 n’offre sa protection que si les [accusateurs] agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit » (§ 36 - Cour EDH, 5e Sect. 11 mai 2010, Fleury c. France, Req. no 29784/06 - ADL du 11 mai 2010. V. catégorie “opposants” ).

Pour apprécier cette bonne foi, la Cour attache d’abord de l’importance à l’objectif apparemment poursuivi par les accusateurs : « attaquer leur adversaire politique » (§ 36). En effet, et aux yeux des juges européens, ces accusateurs étaient avant tout ici « des adversaires politiques de la personne visée » et « ont été condamnés sur la base de propos clairs et dénués de toute ambigüité, visant à faire croire au public que le plaignant s’était rendu coupable d’une infraction pénale grave impliquant un abus de pouvoir, et ce dans le but de retirer des avantages politiques d’un tel fait » (§ 35). Outre ce contexte, la Cour estime que ces accusations « d’une extrême gravité » (§ 38) ne reposaient sur « aucune base factuelle convaincante » (§ 35 - contra v. l’opinion dissidente des juges Tulkens, Popović et Sajó) alors que, précisément, « plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide » (§ 38). En conséquence, et puisque la peine infligée aux requérants n’est pas considérée comme « excessive ni de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression » (§ 39), aucune violation de l’article 10 n’est imputée au Portugal (§ 40-41).

Cet arrêt confirme que, sur le terrain de la liberté d’expression, la Cour tient de plus en plus compte du « droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie » (§ 33 - Cour EDH, 4e Sect. 6 avril 2010, Ruokanen et autres c. Finlande, Req. n° 45130/06 - ADL du 7 avril 2010 ; Cour EDH, Déc. 5e Sect. 30 juin 2009, Eric Hacquemand c. France, Req. n° 17215/06 - ADL du 19 juillet 2009). Mais si l’on ne peut nier l’importance de cet intérêt, il est assez risqué de lui donner trop d’ampleur dans le contexte d’un débat politique. D’ailleurs, si la Cour exige également des journalistes qu’ils agissent de bonne foi en respectant les obligations déontologiques inhérentes à leur profession (Cour EDH, 4e Sect. 8 octobre 2009, Brunet Lecomte et Tanant c. France, Req. n°12662/06 - ADL du 9 octobre 2009 ; Cour EDH, 5e sect., 5 février 2009, Brunet-Lecomte et autres c. France, Req. n° 42117/04 - ADL du 7 février 2009), elle fait preuve d’une plus grande souplesse lorsque la cible de la critique est un personnage politique (Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2010, Laranjeira Marques Da Silva c. Portugal, Req. n° 16983/06 - ADL du 20 janvier 2010 ; Cour EDH, 1e Sect. 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan, Req. n° 40984/07 - ADL du 26 avril 2010). En soulignant qu’ici, les accusateurs étaient « non pas des journalistes mais des adversaires politiques de la personne visée » (§ 35), la Cour confirme qu’elle souhaite distinguer les deux catégories et qu’elle manifeste plus de tolérance vis-à-vis des premiers que pour les seconds. Mais, ce faisant, elle semble quelque peu minimiser le fait que tous contribuent au « débat politique » et que « la liberté d’expression [… des adversaires politiques], loin de constituer une protection ou un privilège, est un des éléments clés de la démocratie » (v. l’opinion dissidente des juges Tulkens, Popović et Sajó).

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Joaquim Morão Lopes Dias, maire de la ville de Castelo Branc, dont la probité a gravement été mise en cause par deux opposants politiques - ce qui dépasse les limites de la liberté d’expression dans l’arêne politique

Barata Monteiro Da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal(Cour EDH, 2e Sect. 11 janvier 2011, Req. n° 4035/08)

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Actualités droits-libertés du 14 janvier 2011 par Nicolas HERVIEU

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