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Table des Bouchers, de Fabienne Courtade

Par Florence Trocmé

Courtade Il y a dans l’œuvre de Fabienne Courtade la prise en compte, centrale, de l’absence, de la perte, du manque. Pour elle « le monde s’efface toujours », mais « les mots redonnent un corps » : il se pourrait que dans ces deux brèves citations se trouve le fondement de son travail poétique.
Je tente de dire ici l’expérience de la lecture de ce livre bouleversant, en une approche par fragments.

Car dans ce nouveau livre, Table des bouchers, c’est bien de cela qu’il s’agit, tenter de donner corps à une disparition, ou peut-être à la disparition.
Il y a dans l’écriture de Fabienne Courtade quelque chose de cinématographique, avec des accélérés et ralentis, plans larges ou rapprochés, zooms. Voici des scènes comme figées, hiératiques, arrêtées. Elles suscitent un effet de sidération et font penser à Delvaux, à Chirico. Visages et vide. Quelque chose aussi d’une scène de théâtre, du décor d’un drame, avant et après, comme une scène vide, traversée de silence et de fantômes de paroles.
Comme si des images très puissantes étaient présentes, juste à l’arrière-plan, images que les mots ne peuvent cerner sous peine de les tuer. On tourne en rond dans la mémoire, le théâtre de mémoire, ce théâtre qu’est la mémoire (aspect presque fellinien).

Omniprésentes, l’immobilité, la blancheur, l’absence, le  vide : page et mur, page ou mur, la même chose. Peu de mots, semés sur la page, poésie comme trouée, mitée, autour d’affects indicibles, ne trouvant ni phrases ni images pour se dire. Un univers de raréfaction, à la limite d’une dépersonnalisation, dit en propositions simples, construites autour d’un Je, d’un On, d’un Il, aussi, l’autre, celui qui « manque ».
Le ton est celui du constat : « tout est calme et froid ». Parfois quelque chose semble poindre, se remettre à bouger, à vivre, puis les mêmes images reviennent, dans un effet de ressassement, comme si la poésie, le corps, le livre étaient englués dans l’absence insurmontable.

Deuil réel ou fictif, représentation d’un manque essentiel, peu importe au fond. Même si le lecteur est tenté de mener l’enquête : qui est mort, de quoi, de quel amour s’agit-il, amant, parent, ami, frère, plusieurs qui manquent ? Qui manque ?
Le manque, la perte, l’après-présence, le vide sont les sujets du poème, du livre. « Il y a de minuscules captations de ce qui se dérobe » (46) : cette phrase me paraît très emblématique du projet, procéder à ces minuscules captations, penchée sur un trou noir, un puits sombre où tout s’engloutit, au présent.
Il y a là une double tentative, une « tentative d’approche », pour donner « corps » à quelque chose d’insaisissable, le souvenir, l’image disparaissante de ce qui a été et a disparu ; et aussi une tentative d’épuisement du deuil, il faut reprendre sans cesse, remettre en scène les situations, les personnages, les accessoires même, tels ces menus objets dans des enveloppes, pour tenter d’en sortir, de le faire cesser.

Je note ce très étrange « l’escalier n’a pas de marches » (30) et c’est soudain comme si l’aporie était le point focal du poème. Le texte ne se comprend pas, on ne parvient pas à le déchiffrer comme ensemble signifiant, à lui attribuer un sens, une étiquette. Récit de deuil, de rupture, thrène, déploration (on songe à Quelque chose noir de Jacques Roubaud par moments), histoire en tous cas d’une lutte avec les souvenirs, qui n’offrent pas de prises, parois à gravir ou gouffre à parcourir sans prises. « On se souvient difficilement ».

Il y a quelque chose de bouleversant dans ces pages. Peut-être une des plus fortes peintures de solitude qu’il m’a été donné de lire. L’abandon, la perte, l’absence creusés impossiblement avec des mots, peu, souvent les mêmes, les mots qui eux-mêmes font comme défaut et ceux-là sont les seuls rescapés, malheureux radeaux de survie sur le lac noir de l’oubli, de la solitude, la perte ôtant les images de la mémoire et les mots de la tête.

Lire (ce livre) est une expérience. Il faut aller vers le texte, se l’approprier, le confronter à ses propres expériences, poser doucement ces mots, les siens, sur sa propre expérience. Et s’apercevoir que cela coïncide, dit quelque chose de ce qui existe quelque part en soi, sans avoir pu / su se dire. Des pans de texte s’épousent, s’embrassent, l’attention se creuse, on se met, au contact du poème, à écouter quelque chose en soi. Non pas introspection mais expérience : ce livre, ces poèmes me disent quelque chose que je porte et ne savais pas porter. Il parle d’une expérience humaine universelle et les quelques détails précis sont comme ces grumeaux importés dans le mélange qui permettent à la réaction chimique de s’enclencher.

Parfois une page blanche. Extrême étrangeté de cette page blanche, elle vient attaquer l’idée de livre, de page, de texte, elle confronte au vide, à l’absence, sur cette page blanche ce qui s’efface et ce qui ne s’écrira pas fusionnent, blancs dans le blanc, absence et aporie de nouveau. Effet de choc de cette page blanche, difficile à supporter [on peut s’imaginer que certains lecteurs la crayonneront, y dessineront, y écriront, pour ne pas avoir à la supporter, cette tentation est sous-jacente, pour tout lecteur, me semble-t-il…]

« Je dois faire attention mesurer chaque mot je ne trouve /pas de mot je ne sais pas que je suis là » (59) : me semble un portrait de l’écrivain écrivant et qui sait que, si trop de présence de soi, cela qui vient, se dit, s’enfuira, se dérobera …
Les mots fuient comme les souvenirs fuient, il y a un parallèle très fort entre les phénomènes d’oblitération mémorielle et la difficulté à trouver les mots : retrouver un souvenir / trouver les mots [il y a là quelque chose du processus analytique, quête du refoulé qui sans cesse se dérobe, induit une sorte de chute en avant en silence, dans la conscience, dans la course poursuite des mots pour dire].

Mais ce livre s’il donne accès à des réalités très profondes de la psyché, n’est pas un livre de philosophie ou de psychologie, c’est bien un livre de poésie, puisque ce qui importe ici c’est la création d’un corp(u)s autour de ces intuitions. D’une œuvre littéraire. Qui comme toute œuvre importante peut être source de méditation ou d’une expérience intérieure. Mais cette expérience est donnée par les moyens de l’art poétique comme certaines expériences sont données par l’art musical ou l’art pictural.

Table des bouchers touche la mort, très concrètement.

Le vivant tombe au fond du mourant, du mort, le mourant tombe au fond du vif, du vivant (autour de la page 80) ; à rapprocher de ces vers de Jean-Pascal Dubost : « C’est la vie qui danse inconstante et c’est la mort qui travaille constante » (Vers à vif, 56)
Une sorte d’inachèvement de la disparition, irrémédiable mais inaccomplie, partielle.
Exploration très forte du paradoxe de la mort d’autrui, l’infondé du « jamais plus » qui fait fi de la résurgence sans cesse, de cette présence terriblement absente, de cette fausse présence qui s’impose en ne cessant de redire en boucle l’inéluctable de l’absence, cette résurgence qui donne à toucher l’absence [aporie de nouveau, terrible aporie, torturante aporie].

De même que le vase, constatation millénaire, est construit autour du vide et par le vide, Table des bouchers tourne autour du vide une paroi fragile de mots.
Le corps du livre, le corps qui est dans le livre, c’est l’absence, le manque, quel que soit le nom revêtu par cette disparition, éloignement d’un amour, mort d’un proche, effacement temporel d’une figure, etc.

C’est le livre des disparitions, de la disparition, sans cesse, de tous et de tout et de soi-même in fine (perte de l’identité et mort physique bien sûr).
La disparition au sens presque perecquien du mot, la trahison des mots.
Tout est écrit autour d’un manque, du manque fondamental, le vase est tourné autour du vide.

©florence trocmé

Fabienne Courtade dans Poezibao :
Bio-bibliographie de Fabienne Courtade
aux parvis poétiques avril 06,
une lecture exposition (06),
extrait 1,
rencontre autour de Rehauts, mai 07


Je donne aussi ici le prière d’insérer de Flammarion, joint au livre, car il me semble développer un autre aspect, également très intéressant et que je n’ai pas du tout abordé dans la note :

« Poursuivant l’avancée de Il reste, Fabienne Courtade précise dans cette Table des bouchers son singulier projet (entre autres), qui consiste à réintroduire la narration dans le poème – ou plus exactement à la redéfinir, jouant de ses gros plans comme de ses lacunes pour aboutir à ce troublant récit en vers. Une histoire se déroule en effet – lente, précise, rituelle – un peu comme dans un roman noir, juxtaposant incises réalistes et notations mentales. Une femme évoque un homme, disparu ou absent, égrenant le temps suspendu d’une attente que rien ne vient combler : les traces s’accumulent, l’espace se resserre, les strophes s’éparpillent – et c’est tout un paysage intérieur que le poème réussit à capter, disséqué de page en page sous le regard du lecteur, à la pointe du scalpel. L’écriture de Fabienne Courtade atteint sa pleine maturité avec ce livre impitoyable, d’une beauté obscure et d’une tension souvent bouleversante. »


Fabienne Courtade
Table des bouchers
Flammarion, 2008
19,50 €


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LES COMMENTAIRES (1)

Par marine
posté le 25 mars à 14:51
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La semaine prochaine,JEUDI 3 AVRIL,je rencontre FABIENNE COURTADE. Mais je suis stressée à l'idée de la rencontre!L'avez-vous déjà rencontré?Comment est-elle avec son public?Car à l'idée de faire des brigades poétiques avec elle,ça m'angoisse!

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