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Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

Par Jean-Michel Mathonière

Laurent Bastard, chargé de la conservation du musée du Compagnonnage de Tours, a récemment publié aux éditions Jean-Cyrille Godefroy, Images des Compagnons du tour de France, un livre passionnant tout entier dédié à ces fleurons de l'iconographie compagnonnique que sont les images-souvenirs et autres lithographies publiées tout au long du XIXe siècle par et pour les Compagnons.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

Importance de l'imagerie compagnonnique

L'auteur débute son ouvrage par une copieuse introduction dont le titre résume bien l'importance du sujet : « l'image, miroir du Compagnonnage au XIXe siècle ». Il y montre tout d'abord combien cette source documentaire fondamentale qu'est l'iconographie compagnonnique, reste un matériau négligé par nombre d'historiens (quand bien même certain, contemporain, l'utilise à longueur de pages — mais à seule fin d'illustrer et agrémenter joliment ses livres, et non comme objet d'étude). Tout au contraire, Laurent Bastard met l'imagerie compagnonnique au centre de multiples questionnements susceptibles d'apporter des éléments nouveaux quant à la compréhension non seulement de l'histoire compagnonnique, mais aussi des divers ressorts qui la sous-tendent, par exemple, bien évidemment, les conflits entre rites et sociétés de Compagnons. Ainsi, il ne néglige pas les aspects techniques et commerciaux de la production et de la diffusion de ces lithographies, aspects qui eux-aussi sont révélateurs ; il montre l'importance des emprunts à l'iconographie maçonnique, assez répandue grâce à l'importante production de livres qu'engendre la franc-maçonnerie ; ou encore il met en évidence la permanence et en même temps l'évolution des contenus iconographiques et symboliques, la tradition compagnonnique étant bien moins figée qu'il n'y paraît…

Bref, il restitue à l'imaginaire compagnonnique toute l'éminente importance que les écrits de Compagnons comme Perdiguier auraient tendance à masquer ou à marginaliser, du moins au regard de chercheurs trop habitués à ce mode, intellectuel et conventionnel, de communication de la pensée.

Un tour d'horizon des chapitres de ce livre en montrera toute la richesse et l'intérêt.

Suite:

Dauphiné la Fidélité, Compagnon Passant charpentier

L'ouvrage s'ouvre sur l'étude d'un dessin aquarellé d'Etienne Leclair, datant de vers 1820-1830, qui constitue en quelque sorte le prototype des images qui se répandront durant tout le XIXe siècle chez les Compagnons Passants charpentiers. On y voit un Compagnon, Dauphiné la Fidélité « Bondrille pour la vie », accompagné d'un petit chien et fièrement campé avec sa canne enrubannée entre deux colonnes torses soutenant une architrave et un dais ; à l'arrière-plan, une vue de Bordeaux ; au-dessus du Compagnon, deux angelots et des oiseaux tiennent une guirlande végétale et un médaillon dédié à saint Joseph, ainsi qu'une couronne fleurie et les quatres lettres U V G T. L'auteur analyse en détail tous ces éléments symboliques, emblématiques et/ou décoratifs — montrant ainsi qu'il convient de ne pas mélanger indistinctement tous les niveaux de lecture.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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Champ de conduite des Compagnons Passants couvreurs de Tours

Le thème de la conduite (cérémonie d'accompagnement des partants) a souvent été traité dans l'imagerie compagnonnique, tant à l'époque des dessins de Leclair et de Lemoine, qu'à celles des lithographies — où cette cérémonie apparaît tantôt comme élément central, tantôt comme élément marginal intégré à une composition plus vaste. La conduite qu'analyse ici Laurent Bastard a été dessinée et peinte par Auguste Lemoine, « peintre des Compagnons » qui a œuvré entre 1830 et 1840, essentiellement pour les Compagnons couvreurs tourangeaux et angevins. En l'occurrence, l'auteur met surtout en évidence la dimension chrétienne, catholique, de l'iconographie des couvreurs.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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Souvenir de Tourangeau l'Île d'Amour, Compagnon bourrelier du Devoir

L'image suivante est encore un dessin peint. Si elle possède de nombreuses analogies avec l'image de Dauphiné la Fidélité (voir ci-dessus), dont dix ans ou un peu plus la séparent, elle est beaucoup moins dépouillée et on y voit apparaître les thèmes du temple et des allégories antiques (Minerve et la Justice). Son dessinateur est un autre Compagnon bourrelier du Devoir, Bourguignon l'ïle de Sagesse. Là aussi, la dimension chrétienne du Devoir est omniprésente : on y voit saint Éloi et sainte Marie Madeleine — cette dernière étant bien évidemment représentée à la Sainte-Baume, pélerinage dont on sait qu'il fut accompli par Tourangeau l'Île d'Amour car il a signé le registre des passages le 25 décembre 1843.

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Jacques, Salomon, Hiram chez les Compagnons boulangers

La société des Compagnons boulangers du Devoir se constitue en 1811. S'agissant d'une société qui est née dans l'adversité, les autres corps n'acceptant pas son existence, ses membres ont très tôt multiplié les rites, les symboles, les bannières et autres signes ostentatoires de leur caractère compagnonnique. Pour ce faire, les Compagnons boulangers ont emprunté tous azimuts et cette lithographie superpose donc plusieurs thèmes : en haut le temple avec Salomon et Hiram, en bas le paysage de la Sainte-Baume et des éléments se rattachant à la légende de Maître Jacques. Laurent Bastard analyse avec finesse ces légendes et leur superposition.

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La lithographie ésotérique des Compagnons toiliers

Avec la lithographie éditée par les Compagnons toiliers vers 1840, « s'ouvre un monde mystérieux, celui de la chaîne ininterrompue des initiations depuis que le Créateur frappa le premier homme du rayon de la Lumière. Les compagnons toiliers s'incluent dans cette chaîne et leur Devoir est celui de la Révélation originelle. » Laurent Bastard traite longuement et en détails de cette estampe qui est issue, comme il le souligne, non pas de l'imagination d'un Compagnon en particulier, mais d'une intention collective émanant du corps des anciens Compagnons toiliers. Compagnonnage « sans racines », né illégitimement des menuisiers en 1775, ce corps éprouvait le besoin en ce milieu du XIXe siècle de se doter de rites et de symboles plus mystérieux que ceux qu'ils détenaient alors. C'est ce que révèle non seulement cette lithographie regorgeant de détails ésotériques, mais aussi un document qui justement en détaille les significations : le Livre des symboles et mystères, datant de 1851. Les anciens Compagnons toiliers ont fait de nombreux emprunts aux thématiques alors colportées par les loges et livres maçonniques, par exemple en ce qui concerne le rôle des Templiers (on voit donc apparaître le rapprochement entre Jacques de Molay, dernier Grand Maître des Templiers, et le Maître Jacques des Compagnons).

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« Dédié aux Enfants du Devoir »

La lithographie intitulée « Dédié aux Enfants du Devoir par Guépin Cœur d'Amour » est vraisemblablement l'œuvre d'un Compagnon sabotier. Elle mixe les références judéo-chrétiennes et maçonniques. On y retrouve donc les thèmes du Christ moissonneur, de sainte Marie-Madeleine et du Christ jardinier, de l'Eucharistie... et des Templiers ! Un emprunt maçonnique évident, au frontispice du livre de F.-T. Clavel, Histoire pittoresque de la France-maçonnerie (Pagnerre, 1843), nous montre d'ailleurs un Christ faisant approximativement le signe d'ordre de l'apprenti franc-maçon…

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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Un souvenir lyonnais des Compagnons Passants charpentiers

Autour des années 1840-1850, les images compagnonniques deviennent plus complexes. Si saint Joseph y occupe toujours une place importante, ce n'est désormais plus la thématique chrétienne qui domine. Le tour de France est précisément évoqué par la mention des noms de toutes les villes de Devoir des charpentiers, au gré des spires de deux escaliers hélicoïdaux encadrant le portique très « pierreux » (les guitardes, emblématiques des difficultés maîtrisées du métier, sont reléguées à gauche et à droite du fronton du portique. Laurent Bastard note que « les grands moments de la vie du Compagnon, qui renforcent les liens qui l'unissent à ses frères, sont exprimés par trois thèmes essentiels » : le premier est celui de la conduite ; le second est celui de la convivialité et il montre onze coteries banquetant gaiement (le partage du pain, sens premier du terme « compagnonnage ») ; le troisième est celui du cortège funèbre, les Compagnons se devant fraternité jusqu'à la mort (on se souviendra ici de l'expression employée par beaucoup de Compagnons de cette époque afin de se désigner : « Untel, Compagnon (de tel métier) pour la vie »).

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Les quatre planches du Compagnonnage illustré (Perdiguier)

Avec les quatre planches du Compagnonnage illustré (1858), Laurent Bastard aborde les images éditées par Agricol Perdiguier, qui ont eu un impact considérable dans le Compagnonnage de la fin du XIXe siècle, et même encore aujourd'hui pour ce qui est de l'iconographie des trois fondateurs, Salomon, Maître Jacques et le Père Soubise.

L'objet de ces quatre planches est de représenter les tenues des divers corps compagnonniques présents sur le tour de France vers le milieu du XIXe siècle. Chacune de ces planches montre dix Compagnons portant canne et couleurs, presque tous vêtus à la mode du temps de Perdiguier, sauf quelques exceptions où ils portent des tenues plus anciennes. C'est là une documentation de tout premier ordre, qui permet notamment d'identifier les métiers et sociétés des Compagnons dont on retrouve des photographies sans légende, et cela jusqu'au début du XXe siècle.

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La Réconciliation des Compagnons (Perdiguier)

Le 20 mars 1848, 8 à 10 000 Compagnons de toutes les sociétés de Paris se réunirentsur la place des Vosges et se jurèrent fraternité. Puis ils se rendirent, avec cannes et couleurs, portant bannières, jusqu'à l'hôtel de ville de Paris pour faire hommage de leur union au gouvernement de la République. La lithographie de Perdiguier porte témoignage de ce bel élan qui, hélas, ne dura guère…

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Salomon, Maître Jacques, le Père Soubise (Perdiguier)

Agricol Perdiguier édita de 1862 à 1865 trois lithographies représentant les fondateurs légendairesdu Compagnonnage. Les « portraits » qu'il en donne connaîtront un grand succès et continuent d'inspirer, aujourd'hui encore, tous les Compagnons lorsqu'ils cherchent à figurer ces fondateurs. Les lithographies représentant Maître Jacques et le Père Soubise comportent de petites scènes qui illustrent tel ou tel épisode de leurs légendes, que décrypte Laurent Bastard.

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La vraie chaîne d'alliance

Édité en 1867 à La Rochelle, il s'agit là tout d'abord, davantage qu'une image lithographiée, d'un texte appelant les Compagnons de tous les Devoirs à cotiser pour mettre en place un hôtel des Invalides pour les vieux Compagnons. Laurent Bastard fait le rappel des conditions historiques du moment, parmi les sociétés compagnonniques, afin de mieux comprendre quel était l'état d'esprit qui animait le Compagnon Meusnier lorsqu'il conçut ce projet d'hôtel des Invalides avec les anciens Compagnons des Devoirs réunis de La Rochelle.

Sur le plan iconographique et symbolique, cette lithographie met en scène l'union des Compagnons par une figuration d'une chaîne, chacun de ses anneaux portant le nom d'un Compagnon signataire de l'appel (cette iconographie sera reprise dans le prospectus édité à cette occasion ; voir la reproduction ci-dessous). Laurent Bastard profite de l'occasion pour faire le point en ce qui concerne le rite compagnonnique de la chaîne d'alliance.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard
© Cliché Jean-Michel Mathonière, D.R.

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L'immortel souvenir de la bonne Mère Jacob

Comme le note d'entrée Laurent Bastard, « parmi les nombreuses lithographies éditées par les compagnons au XIXe siècle, celle de la Mère Jacob occupe une place à part » car « elle ne se rapporte plus à des épisodes légendaires ou aux temps forts et éternels de la vie compagnonnique, mais elle est dédiée à un personnage bien réel, un contemporain des compagnons qui ont conçu l'image, ainsi qu'à un évènement bien daté. » Elle est en effet dédiée à la Mère Jacob, Mère des Compagnons boulangers du Devoir de la ville de Tours (1796-1863) qui exerça sa charge avec un tel dévouement que son souvenir perdure encore.

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Le voyage de la Sainte-Baume

Voici une image dûe à Jean-Baptiste Bourguet, Compagnon tisseur-ferrandinier du Devoir reçu à Paris en 1851 sous le nom de Forézien Bon Désir, le plus prolixe imagier des Compagnons à la fin du XIXe siècle.

L'analyse de cette lithographie fournit l'occasion à Laurent Bastard de faire le point en ce qui concerne le pèlerinage de la Sainte-Baume et les couleurs dont les Compagnons faisaient l'acquisition à cette occasion. Les recherches les plus récentes obligent à prendre du recul quant l'ancienneté et à la signification réelles de cette pratique.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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L'Union des corps d'états

Autre image très connue de Bourguet, cette lithographie bénéficie d'une notice explicative par son auteur, notice qu'explore Laurent Bastard pour en prolonger l'analyse. Le syncrétisme compagnonnique atteint ici son apogée et les emprunts maçonniques sont tellement nombreux que cette image a souvent été classée par des non-spécialistes comme étant maçonnique et non pas compagnonnique.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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Le Devoir en boutique

Jean-Baptiste Bourguet n'a édité que deux lithographies corporatives : l'une est dédiée aux tisseurs-ferrandiniers, son corps, l'autre aux Compagnons maréchaux-ferrants. Laurent Bastard se pose la question de la raison qu'a pu avoir Bourguet d'éditer cette image : est-ce parce que les maréchaux-ferrants venaient de reconnaître les tisseurs ? Est-ce parce que ce corps, très important jusqu'à la Première Guerre mondiale, représentait un gros potentiel d'acheteurs ? La question demeure…

Toujours est-il que, comme pour les autres lithographies de Bourguet et comme dans toute l'iconographie compagnonnique de la fin du XIXe siècle, le syncrétisme entre racines chrétiennes, éléments compagnonniques et emprunts maçonniques est évident. Saint Éloi occupe le centre de la scène et observe le rite du Devoir en boutique, c'est-à-dire le rite accompli à l'atelier par les Compagnons le jour de la fête patronale.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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Le génie du Compagnonnage faisant le tour du globe

Enfin, pour terminer cette promenade dans l'imagerie compagnonnique, Laurent Bastard étudie une lithographie parmi les plus connues… mais presque jamais commentée ! Éditée entre 1880 et 1890 par Pierre Charue, dit Bourguignon Le Bien Zélé, Compagnon cordonnier-bottier du Devoir, cette image met en scène tout à la fois les vertus du Compagnonnage et la généalogie des divers corps compagnonniques.

Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

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En conclusion, voici un livre que tous les Compagnons et amoureux du Compagnonnage se devraient de lire attentivement, tant il est non seulement riche de matière documentaire concernant les sociétés compagnonniques du XIXe siècle, mais aussi vivifiant pour l'esprit grâce aux éléments nouveaux qu'il apporte et qui sont souvent quelque peu « décapants ». Nous sommes loin du ronronnement satisfait dans lequel se complaisent trop souvent certains ! Fidèle à son approche tout à la fois érudite et pédagogue, accessible à tous mais sans complaisance, Laurent Bastard prolonge ici la voie ouverte dans Travail et Honneur, puis dans Compagnons au fil de la Loire : c'est à la découverte intelligente de la véritable histoire des compagnonnages qu'il nous invite.

Un livre de 288 pages, format 16,5 x 24,5 cm, un cahier couleurs, nombreuses illustrations.
Prix : 28 €

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Images des Compagnons du Tour de France, par Laurent Bastard

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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