Magazine Culture

"Toi, je t'avais dans le regret", de Jessica Soror

Par Florence Trocmé

Soror Une poésie entendue avant d’être lue.
Une poésie annoncée comme étant celle d’une très jeune poète, entendue dans l’espacement de la voix d’un homme qui aurait pu être son père, dont je ne savais pas qu’il l’était (1), dont la voix dans l’espacement infiniment respectueux de ses sonorités, de ses silences, de ses rythmes, développait l’essence de cette poésie, la révélait, nous subjuguant, alors que nous la savions juvénile, par une mystérieuse maturité et cette évidence, non moins mystérieuse, d’être mis en présence de la poésie même
D’où vient cette évidence? Par où nous saisit-elle?
La lecture du livre imprimé vient confirmer ce que sous l’emprise de l’audition nous avions ressenti : l’expérience est celle, absolue, de la langue. C’est dans la langue que cela se joue et nulle part ailleurs. C’est dans la langue que cela s’appréhende avec une pureté d’autant plus intransigeante que nulle pesanteur du vécu ne l’entrave, ne l’alourdit.
- Non qu’il n’y ait pas expérience du vécu, et quelle expérience! - celle, générique, du désir et de la dépossession de soi - mais éprouvée dans son état natif, comme expérience première, avec l’incandescence et l’acuité des premières fois.
- Non qu’il n’y ait pas réflexion, méditation sur le vécu chez cette étudiante en philosophie qui propose le concept "d’altérité absentée" pour évoquer le manque de l’autre et la douleur de ce manque. Mais cette conscience réflexive n’est pas un écart, ni une distance, une sorte de combustible plutôt, propre à activer - comme on le dit d’un incendie - l’épreuve à laquelle, poète, délibérément se livrer, comme d’autre à un "raisonné dérèglement de tous les sens".
Car il s’agit bien de cette ligne de voyance qui, partant du jeune Rimbaud, prolongée par les Surréalistes, préside ici à la levée d’images accueillies dans une confiance intacte - en même temps qu’éperdue - faite au langage, à ses pouvoirs et sortilèges; avec une intuition ou une science étonnamment intégrée des figures, stratégies et règles formelles dont se soutiennent ces pouvoirs. Figures, stratégies et règles que je dirai intemporelles, tant elles sont, chez si jeune poète, comme une mémoire de la forme poésie, laquelle s’allie aux trouvailles les plus inédites, les plus singulières, les plus violentes parfois, et à un art très subtil des décrochages syntaxiques.
C’est ainsi qu’assonnances, répétions, antonymies, homonymies, chiasmes, rejets, embrassements travaillent chaque image à l’intérieur de chaque vers ou groupes de vers, créant de facto cette duplicité, cette ambivalence qu’instaure en soi l’irruption bouleversante du désir de l’autre. Quelques exemples:

"(...) torsion de ton chemin
Je fais ton horizon se tordre"

"Mes propres entrailles
M’enfoncent
En un seuil sans bord
- Tu es le seuil sans bord"

"Laisse (... )
La ténèbre blanche chasser le nom vide
Qui bataille au temps."

"Ma poitrine tordue dans tes racines"

"Et qu’à ton ventre renvoie ma cendre"

"La levée sera plus vieille que l’été
Où se mêle à la terre l’errance."

Cela travaille de même le corps du poème envisagé comme totalité formelle. Un recours, très librement distribué, aux leitmotiv, refrains, reprises avec variations, ressuscite parfois le rythme d’une ballade ancienne, le fantôme d’un sonnet, voire d’une canso ( tel est le cas pour les poèmes intitulés "Vertige" et "Tison")
Et, dans cet ordre d’idée je ne résiste pas à citer ce distique extrait de
"je lève un pas":

“Les lacis de ta fugue m’ont enlacée
Lacet poison cerceau indiscret” (Jessica Soror)

que je rapproche irrésistiblement de :

“ainsi je vais enlaçant / les mots et rendant pur les sons/ comme la langue s’enlace/ à la langue dans le baiser” (Bernard Marti )

me disant qu’il est troublant et peut-être pas si faux de rapprocher à travers cet art commun de l’entrelacement, le troubadour de l’amour de loin et la jeune poète de l’autre absenté dont je voudrais encore citer ce que j’entends, dans sa fulgurante perfection où se rejoignent Eros et la langue, comme la définition même du désir, mais aussi comme une promesse:

"Ma bouche affamée, par où je passe, passerais."

Elle clôt le très beau poème "Tison", elle pourrait aussi bien clore le recueil, puisque le dernier vers, programmatique, en est:

"Arracher le nom".

Une contribution de Françoise Clédat

(1) Lecture des poèmes de Jessica Soror par Daniel Mesguich dans le cadre des "Cartes blanches" de La Fabrique de Guéret (23), le 07 décembre 2007.

Jessica Soror
Toi, je t’avais dans le regret
Amandier / poésie, 2007
12 €


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines