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L'angoisse de la liberté. Note sur Sartre, 2ème partie

Par Marcalpozzo
L'angoisse de la liberté. Note sur Sartre, 2ème partie

Pour mémoire : L'angoisse de la liberté. Note sur Sartre, 1ère partie

Je peux toutefois résister à " cette saisie réflexive de la liberté par elle-même " (EN, p. 77) et même si, cette défense réflexive contre l'angoisse ne peut en réalité rien contre " l'évidence de la liberté " (EN, p. 78) sartrienne.

Il est en réalité à notre portée de ramasser nos capacités pour " médiatiser l'angoisse " et essayer, autant que faire ce peut, de la dépasser. Ce qui s'apparente là à une forme de fuite, ou de déni de l'angoisse, Sartre l'imagine et l'interroge : " Le problème qui se posera alors, c'est celui du degré de croyance en cette médiation. Une angoisse jugée est-elle une angoisse désarmée ? "

Bien sûr, je ne puis supprimer l'angoisse que je suis en tant que liberté. Pourtant trois tentatives sont possibles. Elles constituent autant de tentatives de fuite devant l'angoisse. Intéressons nous rapidement aux deux premières pour ensuite s'attarder sur la troisième et la plus importante.

La première fuite ou " croyance de refuge " est cet " effort de distraction devant l'avenir " ce qui revient à me comprendre dans la saisie de mes possibles comme étant mon possible. Par exemple, ce moment où je puis saisir que de ne pas parvenir au bout de cet article est de l'ordre de mon possible.

La . Evidemment, l'angoisse relève de cette hantise trop prévisible d'avoir à répondre de soi-même et de ses actes. On ne tient pas - pour des raisons que nous ne chercherons pas ici à expliquer ou comprendre - à répondre de cette liberté imprévisible et entière. Le pour-soi se rêve alors en-soi. Mes actes appartiennent bien à ma liberté, mais ils ne sont jamais totalement libres car ils n'appartiennent pas à quelque chose de plus rassurant : mon être profond - Bergson parlait de Moi profond. De fait, mon possible ne recouvre désormais jamais deuxième fuite étant cet effort pour " désarmer mon passé " (EN, p. 80). Prétendant saisir un acte passé comme étant mon essence, je tente ainsi de me masquer ma transcendance qui soutient et dépasse mon essence. Me pensant sur le mode de l'en-soi, je m'affirme comme étant mon essence, affirmant qu'un acte est libre à partir de mon essence qu'il est censé refléter. Je ne suis certes pas mon propre passé au sens où je l'ai été dans ce discours précisément. En réalité, je cherche à confondre ma liberté avec une essence absolue et figée. " Il s'agit d'envisager le Moi comme un petit Dieu qui m'habiterait et qui posséderait ma liberté comme une vertu métaphysique " tous mes possibles. Ce possible étant mon seul et unique possible, je crois là, rendre insignifiante mon angoisse. Je la masque en la soutirant soudain de ce qui la fonde, c'est-à-dire de la " pure liberté néantisante " (EN, p. 81). Mon acte n'est désormais plus libre, au sens où je n'en suis pas spécifiquement responsable, car il ne reflète pas ce moi intérieur et profond. Il est ce Moi au sein de la conscience. Un autre Moi. Une sorte d' alter ego qui met habilement à distance la conscience de ses actes, et ainsi dédouane celle-ci de toute responsabilité, et de tout choix contingent. De cette manière, ça n'est pas ma liberté qui apparaît mais celle d' autrui. " Ainsi fuyons-nous l'angoisse en tentant de nous saisir du dehors comme autrui ou comme une chose. "

Mais la tentative peut bien être subtile et rusée, elle ne me permet pas pour autant de supprimer totalement mon angoisse, de la gommer en la faisant définitivement disparaître, puisque je suis tout entier angoisse, cette dernière étant la véritable " donnée immédiate " de ma liberté. L'angoisse étant ainsi angoisse devant ma liberté, comment puis-je alors supprimer cette prise de conscience oppressante de ma liberté, c'est-à-dire cette conscience du néant qui sépare la conscience de son avenir comme de son passé.

Il me faudra donc recourir à une troisième et capitale Les deux premières tentatives de fuite exposées précédemment ne suffisent apparemment pas à nous distraire complètement de l'angoisse. D'où cette troisième et capitale fuite dans la " mauvaise foi " que l'homme emploie le plus fréquemment. Attachons-nous immédiatement à savoir ce que l'on nomme par technique de fuite. Mais avant toute chose, faisons ici un point : à la différence de Heidegger, Sartre déduit le néant de la réalité-humaine. L'homme est l'être par qui le néant vient au monde, car la conscience est une " décompression d'être ". Ce qui veut expressément dire qu'il est à la fois l'être par qui la présence de l'être se dévoile sous forme négative, mais il est aussi un être qui peut adopter librement des attitudes négatives vis-à-vis de lui-même. C'est à la fois la fissure et la condition mauvaise foi. Sartre accorde une bonne place à la mauvaise foi dans L'Être et le Néant, dont la position ontologique privilégiée permet après examen de dévoiler le mode d'être de la réalité-humaine qui vit en opposition avec celui des choses. sine qua non qui rendent possible la " mauvaise foi ".

Parce que l'homme est dans l'incapacité permanente de coïncider avec lui-même, - étant ce qu'il n'est pas et n'étant pas ce qu'il est -, il lui faut, croit-il, s'inventer mille excuses, mille contraintes, mille justifications pour se soustraire à la responsabilité de ses actes qui l'incombe soudain. C'est tout du moins ainsi que Sartre présente la mauvaise foi.

Certes, la mauvaise foi et le mensonge sont similaires. Mais si l'on peut mentir, autrement dit dissimuler une vérité sur soi à autrui, il est toutefois plus difficile de se la dissimuler à soi-même. C'est tout du moins ce que Sartre veut dire lorsqu'il écrit : " L'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise. On ne ment pas sur ce que l'on ignore, on ne ment pas lorsqu'on répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas lorsqu'on se trompe. L'idéal du menteur serait donc une conscience cynique, affirmant en soi la vérité, la niant dans ses paroles et niant pour lui-même cette négation. " Or, la mauvaise foi sartrienne n'est pas tournée vers l'extérieur, mais au contraire vers l'intérieur de la conscience. Celle-ci ne cherchant pas à duper autrui, mais plus précisément à se duper elle-même. C'est donc paradoxalement une mauvaise foi qui se dupe de bonne foi, et non sans un certain parfum de cynisme. Sartre ne se situe pas là dans le champ de la morale, mais de la reconnaissance existentielle de ce que nous sommes ou précisément de ce que nous ne sommes pas. La mauvaise foi dont " la conscience s'affecte elle-même " (EN, p. 87), ayant pour objectif de nous aider à occulter le fait que nous ne puissions jamais être fondamentalement, à la manière dont les en-soi sont ce qu'ils sont, définitivement incapables de coïncider avec nous-mêmes. Bien sûr, les psychanalystes ont, à la suite de Freud, substitué " à la notion de mauvaise foi l'idée d'un mensonge sans menteur " (EN, p. 90) effaçant ainsi habilement, selon Sartre, à la fois notre liberté inconditionnée, mais également la responsabilité qui l'accompagne nécessairement. Le déterminisme psychologique évoquée par les psychanalystes constitue en soi une tentative de fuite dont le but évident est de neutraliser la liberté, évoquant à sa place les pulsions, les impulsions, et la célèbre Triade Moi, Sur-moi, Ça - les trois grandes instances de la théorie freudienne - qui n'aboutit en réalité, qu'à une terminologie verbale vide, ne correspondant en aucune manière à des réalités psychiques fondées dans la réalité. De fait, Sartre accuse l'explication par l'inconscient de rompre " l'unité psychique " sans jamais résoudre le problème posé par les conduites dont elle prétend rendre compte. " Mais de quel type peut-être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu'elle soit conscience (d)'être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n'en être pas conscience. Qu'est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l'inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. " Ainsi, Sartre accuse une " tendance refoulée " de ne pouvoir se déguiser en autre chose qu'elle-même, n'existant qu'en tant qu'" un projet de déguisement " bien ancré dans la conscience des raisons du refoulement.

On a souvent dit que la philosophie de Sartre était à la manière du monde vu d'un café . Il est vrai que son œuvre fourmille de détails et d'exemples ordinaires. Or, la mauvaise foi sartrienne, dans les choses vues que Sartre évoque, est sûrement la plus proche de cette critique, puisque le concept sartrien si célèbre se présente avant tout, et essentiellement, sous forme de conduites.

De fait, il va nous falloir suivre scrupuleusement les diverses exemplifications qui sous-tendent son analyse. Certes, les exemples employés par Sartre sont aujourd'hui si célèbres, ils nous sont désormais si familiers, qu'il serait presque inutile de les présenter ici en détail tant ils ont été analysés et interprétés. Nous allons toutefois les reprendre pour comprendre combien, dans ces tentatives de fuite, l'opiniâtreté d'un grand nombre d'entre nous à demeurer dans une vie inauthentique, et ainsi à recourir à des conduites de mauvaises foi, est presque plus forte que le devoir qui appartient à chacun de devoir être ce qu'il est. C'est-à-dire d'assumer sa condition d'homme libre.

La première analyse concrète que Sartre emploie est celle de cette jolie jeune femme qui se rend à un rendez-vous galant. Bien sûr, cette dernière n'est pas dupe. Elle est parfaitement consciente des véritables desseins de l'homme qui l'y attend. Elle sait aussi qu'elle sera seule décisionnaire de la suite à donner à ces intentions masculines. Elle aura beau jouer un jeu social, il lui faudra tôt ou tard, dire " oui " ou " non " aux avances " sexuelles " de l'homme en question. Mais à cet instant précis, elle se refuse à laisser le sentiment d'urgence l'envahir. Elle préfère se focaliser sur ce que l'attitude de l'homme face à elle présente à la fois de galant et de respectueux à son égard. Elle se refuse à voir que l'homme engage déjà les " premières approches ". Elle interprète le réel en refusant promptement d'y lire ce qui se cache derrière les phrases ou les attitudes de façades. Par exemple, lorsque cet homme lui dit l'admirer, elle videra sa phrase de tout " l'arrière-fond sexuel " qui y était contenu. Elle prétend que cette phrase ne reflète en réalité que le comportement attentionné et gentil de cet homme, en envisageant ces " significations immédiates " comme des données purement objectives. Elle se refuse là à voir " les possibilités de développement temporel que présente cette conduite " (EN, p. 94), s'en tenant aux signes extérieurs de sincérité et de respect qui sont là parfaitement présents. Elle se refuse à regarder dans l'avenir proche. Elle fait là l'expérience de la mauvaise foi.

A la fois cette jeune femme est heureuse d'ainsi inspirer le désir chez cet homme, mais ressentirait l'humiliation et l'horreur de regarder en face la crudité et la nudité du désir. Elle ne refuse certes pas ce dernier, mais elle le veut dirigé tout entier vers sa personne ; qu'il s'adresse à sa liberté ; qu'il soit la reconnaissance de cette liberté. Et, dans le même temps, elle ne souhaite pas que ce sentiment soit seulement cela, mais qu'il s'adresse également à son corps, à la manière d'un objet. Seulement voilà, à présent l'homme lui prend la main. " Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme à l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. " Ici, la jeune femme de mauvaise foi va formuler en elle-même deux idées contradictoires : l'idée et la négation de cette idée. Elle va abandonner sa main à l'homme, mais en feignant ne pas , mais précisément sur le mode de " la facticité comme s'en apercevoir, car au même moment elle sera tout esprit. Voilà que dans cette forme inédite d'inversion des concepts, cette jeune femme n'est pas ce qu'elle est, et est ce qu'elle n'est pas. A la fois, elle a déjoué les manières de son prétendant, " en les réduisant à n'être que ce qu'elles sont " (EN, p. 95) mais elle a pu jouir de son désir sur le mode du n'être pas. Elle s'est à la fois ressentie comme pleinement vivante en son corps - qui a été ainsi désigné, en un certain jeu de miroir, par le regard concupiscent de l'homme, comme désirable - mais elle a également pu s'en distinguer en " le contemplant de son haut " comme un observateur extérieur. La jeune coquette réussit alors à être à la fois une " facticité " et une " transcendance " étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité. " (EN, p. 95)

Alors pourquoi donc cette jeune coquette, à la fois désirante d'être désirée, et désirante de ne l'être pas, se réfugie-t-elle dans la mauvaise foi ? Parce qu'elle refuse de se déterminer. Elle ne veut pas avoir à se choisir, n'acceptant pas, par manque de courage, d'endosser la responsabilité de son choix ; elle fuit là le sentiment d'angoisse attaché à cette épreuve de la liberté. Elle veut pouvoir échapper par la suite à tous les reproches. Et c'est d'ailleurs " en ce sens que notre jeune femme purifie le désir de ce qu'il a d'humiliant, en n'en voulant considérer que la pure transcendance qui lui évite même de le nommer. " Nous sommes là au cœur de la philosophie de Sartre. Si la jeune coquette n'a pas souhaité affronter sa pleine liberté, si elle a tenté de la fuir en recourant à une conduite de mauvaise foi, c'est parce qu'il n'est pas simple de se choisir. En se déchargeant ainsi " des fonctions de son être-dans-le-monde " elle a tenté d'esquiver la pénible épreuve du face à face avec ses propres possibles. Car choisir un possible parmi ses possibles, c'est définitivement choisir un sens à donner sa vie. C'est affronter la contingence d'une existence qui n'est en rien nécessaire, et dans laquelle, rien n'est finalement sérieux. Se choisir en tant que coquette, c'est donc choisir son essence, sa définition, son identité. C'est se choisir comme ayant une nature de coquette, ou au contraire comme n'ayant pas une nature de coquette. Il ne faut donc pas rechercher là la moindre sincérité de rigueur - ce qui reviendrait à dire que l'homme est ce qu'il est, sur le mode de l'en-soi - mais il nous faut faire être ce que nous sommes. On peut d'ailleurs le comprendre par l'exemple du garçon de café.

" Considérons ce garçon de café, écrit Sartre. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement dans un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue Ce qu'il nous faut d'abord remarquer dans ce long passage, c'est la répétition de l'idée de à être garçon de café. " jeu. Le garçon de café joue. La pantomime du garçon de café semble même parfaitement ininterrompue. C'est-à-dire que tant que le garçon de café est au café, il joue à être garçon de café, comme un acteur jouerait sur les planches Hamlet. On aurait plus spontanément attendu qu'il soit sérieusement garçon de café. C'est-à-dire qu'il le soit au sens où cet ordinateur sur lequel j'écris est un ordinateur, ou cette table de travail sur laquelle est posé cet ordinateur est une table de travail. On attendrait du garçon de café qu'il soit garçon de café au sens d'un en-soi. Il n'en est rien, en réalité.

Bien entendu, il peut paraître évident que le garçon de café prétend à être cet en-soi de garçon de café. La description précise et avisée de Sartre est suffisante pour nous renseigner sur les efforts conjugués par ce garçon de café pour être garçon de café. De plus, de par ce qu'il fait toute la journée, ses mouvements, ses mimiques, le rôle qu'il joue dans ce café, il ne fait aucun doute pour personne dans cet endroit, y compris pour le garçon de café lui-même, qu'il n'est pas écrivain ou agent de police. Toute sa conduite est là suffisante pour considérer que les jeux sont faits : cet homme est garçon de café. Il n'a donc pas à se choisir à chaque instant. Il n'aura donc pas à se poser la question demain matin au lever. Il n'aura pas à se demander s'il veut, aujourd'hui encore, jouer à être garçon de café. Il n'aura pas à affronter sa liberté. Cela lui paraîtrait même incongru et absurde, tant la perpétuelle répétition de ses mouvements depuis qu'il est garçon de café lui confirment qu'il est bien ce garçon de café qu'il croit être ; la force du jeu auquel il se prête depuis le début, l'a même convaincu qu'il était garçon de café sur le mode de l'être-en-soi.

Ce que cet homme occulte néanmoins, parce que sa conduite est de pure mauvaise foi, c'est qu'il est garçon de café au sens où il a . Car, ce que cet homme refuse d'admettre c'est que de toute part, il échappe à l'être, même s'il à être garçon de café, c'est-à-dire sur le mode du n'être pas. Mais par peur, par manque de courage il refuse de voir ce néant qui installe un écart entre les mouvements que reproduit son corps, et sa conscience qui aura demain, nécessairement besoin de est. se choisir à nouveau garçon de café

Mais laissons un instant ce garçon de café, et continuons de suivre Sartre dans sa démonstration. Il aborde à présent un sentiment intime : celui de la tristesse. " [...] je suis triste. Cette tristesse que je suis, ne la suis-je point sur le mode d'être ce que je suis ? Qu'est-elle, pourtant, sinon l'unité intentionnelle qui vient rassembler et animer l'ensemble de mes conduites ? Elle est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps. Mais ne sais-je point, dans le moment même où je tiens chacune de ces conduites, que je pourrai ne pas la tenir ? Qu'un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisamment rendez-vous tout à l'heure, après le départ du visiteur. N'est-ce pas d'ailleurs elle-même une . Certes, je peux bien masquer en partie ma tristesse, mais cette attitude ne remet pas fondamentalement en question le fait que je sois conduite que cette tristesse, n'est-ce pas la conscience qui s'affecte elle-même de tristesse comme recours magique contre une situation trop urgente ? Et, dans ce même cas, être triste, n'est-ce pas d'abord se faire triste. " Nous avons de nouveau longuement cité Sartre, car ce passage est fondamentalement intéressant pour voir à quel point le phénoménologue français radicalise à la fois la mauvaise foi, mais également notre liberté . Si l'on lit attentivement ce texte, on s'aperçoit qu'il n'existe pas le moindre sentiment profond, et parfois indépendant de notre volonté, qui n'échappe finalement à celle-ci. Si nous continuons avec cet exemple de la tristesse, nous pouvons peut-être dire que dans un moment extrêmement douloureux, je pourrais bien tenter de retenir mes larmes, par pudeur, ou par crainte d'être jugé. Mais face à un événement dramatique et poignant, par exemple la mort d'un proche, ou la maladie grave d'un être cher, on pourrait tout de même admettre que le caractère tragique de l'événement puisse soudain dominer notre volonté, et que notre liberté, à ce moment-là, nous échappe ; que la tristesse nous déborde soudain malgré nous. Nous pourrions d'ailleurs imaginer facilement une situation où nous nous sentirions submergés par la tristesse sans que nous n'ayons le choix de l'accueillir ou non. Certes, lorsque je suis accablé, je peux tout de même, quel que soit le degré d'accablement, prendre sur moi, par exemple si un ami arrive à ce moment-là, pour le saluer, ou tout du moins, essayer de me contrôler un tant soit peu afin de ne pas le mettre mal à l'aise. Nous acceptons de nous ranger de l'avis de Sartre pour dire que nous avons le choix d'exprimer ses émotions pleinement, ou de les contenir autant que peut ce faire, dans le cadre de la décence et de la pudeur que notre environnement social tolère. Nous ne pouvons en revanche accepter l'idée qu'être triste, c'est avant tout " se faire triste ". Gabriel Marcel accuse d'ailleurs Sartre d'être à ce moment-là dans le sophisme. A sa suite, nous n'hésitons pas à dire que tout cela relève d'" une mauvaise plaisanterie " vraiment triste, sans que je ne l'aie tout à fait choisi. Est-ce que cela remet en cause radicalement toute la thèse de Sartre ? Absolument pas. Mais nous voyons là, grâce à cet exemple concret, que notre liberté dans le monde sartrien est tout de même beaucoup trop dramatisée.

Continuons. Nous le savons dès à présent, la lutte contre l'angoisse est de mauvaise foi. Et si le garçon de café joue à être garçon de café, s'il cesse le jeu un instant, et accueille en soi l'angoisse, il sait qu'il n' est pas ce qu'il joue à être. Il est certes garçon de café aux yeux des autres, mais jamais il n'est véritablement dupe de lui-même. Au final, la pantomime s'adressant à autrui, consiste précisément à lui montrer que l'on est ce qu'il attend que l'on soit. Pour le garçon de café un garçon de café. C'est le passage de la personne privée dotée d'une subjectivité propre à l'individu public répondant à un besoin. C'est donc parce que le garçon de café automatise chaque jour davantage ses gestes, ses mouvements, qu'il joue son rôle de mieux en mieux que l'être-joueur se transforme bientôt en un être-joué, la liberté s'enfermant dans son jeu. L'esprit de sérieux l'emporte alors sur la liberté, et c'est précisément le regard d'autrui qui fige le comédien dans son rôle, transforme le jeu de garçon de café en une personnalité atomisée. Le garçon de café va alors réellement se prendre pour ce que autrui le voit . Et comment ne pas comprendre que le regard d'autrui est fondamental dans cette cristallisation du jeu de rôle ? Mais prenons désormais le troisième et dernier exemple sartrien concernant un homosexuel se culpabilisant de l'être et voulant s'en déculpabiliser aux yeux d'autrui.

Notre homosexuel concède qu'il a bien des comportements d'homosexuel, mais refuse l'idée qu'ils seraient de nature homosexuelle. Certes, ses actes sont de l'ordre de la facticité puisqu'ils sont soumis au regard et à l'appréciation d'autrui. Mais l'homosexuel revendique son droit d'être seul juge de sa facticité perverse, usant de sa transcendance pour en récupérer le sens, et désamorçant ainsi tout effort de la part d'autrui pour le contenir dans ses comportements homosexuels qu'il dit dépassables vers autre chose de plus profond, disposant là très précisément de la juste intuition " qu'un homosexuel n'est pas homosexuel comme cette table est table " (EN, p. 104.) Sa conduite de mauvaise foi est alors de prétendre transcender l'homosexualité au point de devenir, comme un fait acquis, l'être qui transcende l'homosexualité, et ainsi de cesser objectivement d'être là l'homosexuel que l'on lui dit être .

Nous constatons par la démonstration très bien exemplifiée de Sartre, que la mauvaise foi est rendue possible par notre aptitude à n'être ni notre facticité, ni notre transcendance. L'homme méchant aura beau avouer " sincèrement " qu'il est méchant, il l'est en effet. Mais dans le même temps, il ne l'est pas. Il l'est puisque son aveu porte bien sur quelque chose sinon il ne pourrait passer aux aveux : " il est méchant, il adhère à soi, il est ce qu'il est " (EN, p. 105.) Dans le même temps, en dénonçant sa méchanceté, il la fige, et s'en extrait, puisqu'un homme " vraiment " méchant ne saurait l'avouer. La méchanceté ainsi désarmée, l'avenir de l'homme méchant est désormais vierge, et tout lui est à présent permis. Ça n'a évidemment rien à voir avec la sincérité dont la structure essentielle ne diffère pas beaucoup de la mauvaise foi, puisque l'homme sincère prétend avouer ce qu'il est pour apparaître comme ne l'étant pas. De ce point de vue, seule l'authenticité se présente comme la seule résolution pour résoudre la mauvaise foi.

(Paru dans Les Carnets de la Philosophie, n°16 avril-mai-juin 2011)


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