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Claire la nuit, de Serge Ritman (par Yann Miralles)

Par Florence Trocmé

Une écriture amoureuse
 

Ritman
En quatrième de couverture et dans la dernière section de Claire la nuit, Serge Ritman parle de « mélanges » pour qualifier son projet. Mais c’est aussitôt pour s’en méfier, pour mettre à distance ce que révèle ce mot : culte de l’hétérogène, « éclectisme de la pensée », effet-anthologie dans la poésie… En somme, tout ce dont ce livre tend à s’éloigner. Car si en effet il présente une diversité de formes (vers et prose mêlés), de genres (poésie lyrique, épopée, conte, récit, théâtre, essai) et de registres (pathétique, épique, lyrique, comique, voire érotique), il cherche justement à les réinterroger tous et à donner à entendre une même force qui, de part en part, le traverse. Cette cohérence foncière, cette force, elle semble bien se révéler dans la manière singulière qu’a l’ouvrage de reprendre à son compte la question du lyrisme amoureux. 
La première section, « tes clairs de lune », l’aborde de front : l’amour, l’adresse de l’aimé à l’aimée, et surtout l’emploi si particulier qui est fait des pronoms je et tu (chaque page de la section commence par « tu »), mettent à nu la relation (un mot cher à Serge Martin/Ritman) du désir et de la pensée, du corps et du langage, et finalement le grand jeu des « renversements » (p. 18 à p. 20). Multipliant rejets et contre-rejets, parataxe et syllepse, le poème fait ce qu’il dit ; il mêle le thématique, le syntaxique et le prosodique, pour créer une écriture amoureuse : 
 
nous nous faisons un 
je-tu autour du corps 
tes pieds dans ma 
tête dans tes jambes 
je te prends dans ta  
prise enroulée tu me  
prends me renverse
(p. 14).  
C’est pourquoi « je te suis », formule présente dès la première page (et qu’on pourrait paraphraser en : Je suis en train de te suivre, mais aussi : Je suis toi, ou encore : Je suis à toi), deviendra un leitmotiv du livre entier. 
 
« (A)u pays de l’oubli », la deuxième section, abandonne la coupe du vers, mais la retrouve d’une certaine manière dans une surponctuation (qui fait l’effet d’une prose heurtée, balbutiante, mais sans cesse relancée-relançant : « Un poème qui lui disait. Je t’ai rencontré. Pour que ma voix vienne. Mais sur la carte. De la montagne il n’avait touché. Qu’un méridien. Le 20. Il disait le 20 janvier. Mais il savait que la parole est. Ronde. Comme la terre. », p. 45). Elle approfondit le rapport de la nuit (déjà présente dans le titre du livre et « tes clairs de lune ») à la mémoire et au « conte » – à la narration en général. Mais c’est pour se focaliser davantage sur la voix qui raconte que sur ce qui est raconté, sur le récitatif plutôt que sur le récit : « Il se mit à raconter. Avec ses mains. Des costumes costumaient ses voix. Toutes sortes. Les auditrices se serraient. Leurs mains se crispaient. Voulaient toucher les costumes. Presque toucher le corps que sa voix portait. » (p. 33). Pour aboutir à une longue coulée de vers où sont mis en relation la marche et les mots (« je marche marchant tes lieux / avec ta vie marche / et ta lente respiration / inspire ma déambulation / tu me marches je te suis », p. 53), par quoi on retrouve le rapport corps/langage, et une écriture de l’amour.       
La section qui suit, « leurs rêves diurnes », tire le fil du rêve, de la nuit et de l’amour. Ici, l’érotisme se fait plus évident : il y est question de deux couples, et comme d’un dialogue (presque archétypal) de l’homme et de la femme sur une plage (le mot « dialogue » n’est pas anodin, tant cette section emprunte à l’écriture théâtrale, avec ses didascalies en italique et ces petits paragraphes qui s’apparentent à des répliques que l’homme et la femme s’adressent l’un à l’autre). Le désir s’y fait pressant, voire violent – l’écriture atteignant un summum d’intensité par la soudaine absence de ponctuation et la reprise de la ronde des pronoms : « Je sens dans ma main ton sexe qui se détache et ne me reste que lui Tu cries au loin que ce n’est pas grave et que tu es bien Je ne vois plus la balle qui est sortie de ton sexe je l’ai enfouie dans le mien tout au fond… » (p. 67). Qu’on ne s’imagine pas, pour autant, qu’il s’agisse là de poèmes érotiques. Le cœur de l’écriture ritmanien est toujours de faire entendre le corps dans le langage – d’œuvrer à une écriture du désir. Pour bien le comprendre, il n’est que de lire la fin de la section, où le poète, sous couvert d’érotisme, mine de l’intérieur les expressions figées : « Passe-moi ton pied : à la guillotine / Donne-moi ton sexe : au presse-purée / Passe-moi ton nez : aux lèvres d’en bas / Passe-moi ta langue : au trou de balle / La balle est dans notre camp / Le camp est dans notre tête (…) / La tête est dans notre chef / Le chef est dans son chapeau / Le chapeau le chapeau le chapeau / Mou / Fou / Fort comme la mort / Mourir de rire dans le mou trop fort de ton rire / Mon amour est un château fort » (p. 71).      
 
«(L)a lumière des toiles » se distingue, à première vue, des sections précédentes. On revient à l’écriture versifiée – à la coupe. Et le sujet est moins ici l’amour que l’hommage rendu à des films et des réalisateurs aussi divers que Piallat, Pasolini, Gitaï ou Garrel. Le lien avec les pages précédentes semble avant tout thématique : on passe de la nuit semée d’étoiles à celle des salles obscures. Mais, même là, le poète poursuit son travail sur le lyrisme amoureux : il s’attache à des films qui interrogent la relation homme/femme, parents/enfants, la solitude et la « recherch(e) (d)es liens » (p. 101). Et les titres des poèmes sont, par exemple : « le sable l’amour », « ça elle dans le film », « des liaisons », « divorcer l’histoire, marier la vie » ou encore « respirer ensemble ». Manière de montrer, sans doute, que l’amour, par et dans le poème, est cette force qui peut traverser le temps et créer des « relations » entre les époques (« jeune homme photographiant la mort dans un passé // maintenant ici et partout nos cheveux / au vent de leur vie infinie », p. 104 ; « voilà qu’ils trouvent / ces épopées des voix pleines de nuits / qui meurent pour revivre / ici partout toujours maintenant », p. 109)  et les êtres (« plein des arts de la parole liante de nos liaisons / extérieures et intérieures et renversements infinis », p. 93). Et qui est la vie dans le poème – qui « va vers un présent qui dure un film une fugue et la vraie vie d’ici » (p. 92).   
 
Enfin, « il y a mélanges et mélanges », section clairement réflexive, vient mettre en perspective, pour ce livre (« où les voix voient la nuit, notre nuit, comme bon jour ») et plus généralement pour notre histoire de la littérature et de la pensée, une « politique de la relation ». Surtout, il se clôt sur « un appel à vivre » (p. 119) et le pronom tu (qui n’a cessé de hanter l’ouvrage), faisant de la Claire du titre à la fois le nom de l’aimée et l’adjectif qui rend toutes choses limpides. Tout autant l’inspiratrice du lyrisme traditionnel, en somme, que la force dans  le langage qui fait le poème. 
On l’aura compris : par son écriture, Serge Ritman nous montre que les poèmes, bien plus qu’ils ne le disent, font l’amour. 
  
[Yann Miralles] 
 
sur ce livre, lire une autre note de lecture, signée Alain Helissen 


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