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Notes sur la création : Bernard Noël

Par Florence Trocmé

L’importance de la poésie de Breytenbach est, me semble-t-il, dans cette volonté d’être au monde. D’être présent. Il est donc naturel qu’elle soit descriptive, car elle doit au fur et à mesure nommer les éléments qui constituent sa création, afin de libérer une langue à l’intérieur de sa langue. En traduction, il ne reste que le témoignage, mais là-dessous, un sens travaille : il entraîne la remise en question de la légalité par le simple fait qu’il en retourne le discours. Il ne saurait y avoir place pour deux vérités dans une seule langue, car les mots ne peuvent avoir deux référents contradictoires : l’apartheid perd sa justification en afrikaans dès qu’un Breytenbach prend la parole (cf. « le Discours du Cap ») où écrit un poème. C’est que l’écriture exige que soit « légalisé » le rapport des mots avec la réalité sur le modèle de la réalité ambiante : elle en a besoin pour le reporter, en le jouant, dans sa création ; ainsi reflète-t-elle un certain état de la société ; mais si la légalité est faussée de la façon que j’ai essayé de décrire, alors l’écriture ne peut effectuer son report qu’en la déjouant, donc en matérialisant son décalage et sa duplicité. L’écrivain, s’il n’est pas dupe ou complice, redresse la vision. Son travail est politique sans qu’il fasse nécessairement de la politique. Et il est irremplaçable (ce qui ne signifie pas qu’il est indispensable). L’exemple de Breytenbach montre de la manière la plus simple, la plus directe, qu’à partir du moment où un homme écrit sans tricher avec le visible, il crée à l’intérieur de la langue un dépliement qui affecte le discours public. Cette action, parfois éclatante, souvent discrète, est l’extrémité par où l’écriture s’excède en faisant un retour vers les choses dont elle procède, alors même que son mouvement naturel la porte à s’en éloigner pour vivre de leur absence. Écrire est ainsi sous la loi d’un jeu double, non pour servir la duplicité mais pour défaire son propre pouvoir en le questionnant de l’intérieur, car écrire consiste à représenter assez vivement pour qu’on oublie sa vue, puis à faire que cet oubli soit un manque assez vif pour nous pousser à retrouver la vue. 
 
in « Le sens la sensure », L’Outrage aux mots, P.O.L., pp. 177/178) 
 
 
[Jean-Pascal Dubost] 


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