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Nikolaï Zabolotski, un entretien avec Jean-Baptiste Para

Par Florence Trocmé

Zabolotski Leningrad 1933 copie La revue Europe a publié récemment un numéro consacré à la fois à André du Bouchet et au poète russe Nikoläi Zabolotski. Poezibao a extrait de ce dossier quelques éléments pour composer la fiche bio-bibliographique du poète et enrichir l’anthologie permanente d’un de ses textes. Dans le même temps, besoin s’est fait sentir d’approfondir un peu la question de la place de ce très grand poète, par le biais de trois questions posées à Jean-Baptiste Para, rédacteur en chef de la revue Europe et auteur de ce dossier Zabolotski 
 
 
Poezibao : Pouvez-vous situer Zabolotski dans l’histoire de la poésie russe du XXe siècle ? 
 
Jean-Baptiste Para : J’ai eu l’occasion de me replonger récemment le Journal de Korneï Tchoukovski qui constitue une extraordinaire mine à ciel ouvert puisque s’y trouvent évoquées sept décennies de la vie littéraire russe, de 1901 à 1969. Tchoukovski, qui fut un critique particulièrement intègre et exigeant, met en relief trois traits de caractère de Zabolotski : sa douceur, sa taciturnité, son honnêteté. Et surtout, il le qualifie à la fois de grand poète et de grand philosophe. Zabolotski est né en 1903, ce qui signifie qu’il appartient à la première génération d’écrivains qui accèdent à la maturité après la Révolution et dont l’œuvre va se déployer dans un contexte historique nouveau, celui de l’Union soviétique. Il est bien sûr un poète russe, mais il est aussi, non moins profondément, un poète soviétique. Il en découle que le mouvement de sa poésie a été marqué par les différentes phases de l’histoire de l’URSS, une histoire qu’il importe de périodiser sous peine de la fausser outrancièrement. En sens inverse, l’œuvre et l’aventure terrestre de Zabolotski opèrent comme le sismographe d’une histoire qu’il a vécue jusque dans sa plus noire horreur, puisqu’il a été condamné à cinq ans de travail forcé en Sibérie au moment de la Grande Terreur.  
La première phase de l’œuvre de Zabolotski prend essor dans la deuxième moitié des années vingt, décennie d’une extraordinaire richesse dans les arts comme dans le mouvement de la société. Il règne en ces années une atmosphère où l’esprit de l’utopie prospère comme jamais, avant qu’un terme brutal y soit mis au début des années trente. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas l’utopie qui a mené au Goulag, puisqu’un examen scrupuleux des faits conduit à constater tout le contraire : le holà mis à l’utopie coïncide avec la consolidation du pouvoir de plus en plus absolu de Staline et le début des formes aiguës et amples de répression.  
Tout cela nous importe ici, puisque dans la première phase de son œuvre, Zabolotski est d’abord l’un des « derniers modernistes » avec ses amis de l’Oberiou, cette « Association pour un art réel » dont il est l’un des fondateurs en 1928, à côté de Daniil Harms et d’Alexandre Vvendenski. En 1929, Zabolotski publie Colonnes, un premier livre qui suscite à la fois l’étonnement admiratif et le scandale. Il a lu tous les grands poètes des générations précédentes, mais celui dont il se sent le plus proche est à l’évidence le futurien Vélimir Khlebnikov. C’est aussi un fin lecteur de la poésie russe des XVIIIe et XIXe siècles. Enfin, c’est un poète utopiste dont un grand poème, Le Triomphe de l’agriculture, paru en 1933 dans la revue Zvezda, sera incompris tant en Union soviétique — à de rares exceptions près — que dans les milieux de l’émigration qui se demanderont si l’auteur y glorifie le régime ou le tourne au contraire en ridicule. Ni l’un ni l’autre, telle eût été la bonne réponse. En URSS, elle ne coulait pas de source à ce moment-là. Zabolotski essuya les foudres de la censure et dut publiquement faire son autocritique devant l’Union des écrivains en s’excusant de s’être égaré en pleine utopie. Du coup, il garda dans ses tiroirs un autre merveilleux poème utopique, Le loup toqué, qui fait partie des textes traduits dans la revue Europe (n° 986-987, juin-juillet 2011). 
À mesure que l’on se rapproche des années tragiques de la Grande Terreur (1937-1938) et de leurs funestes prolongements, c’est dans des conditions de plus en plus difficiles que Zabolotski s’efforce de ne pas renoncer à sa probité de poète. Jusqu’à l’arrestation de Boukharine, il publie à plusieurs reprises des poèmes dans les Izvestia, journal le plus lu en URSS et sur lequel veille le dirigeant bolchevique. Lorsque la Grande Terreur se déclenche et fait rage (1937-1938), Zabolotski est l’une de ses innombrables victimes. Arrêté en 1938, il passera cinq ans dans l’extrême orient sibérien, puis à Karaganda (Kazakhstan), avant d’être libéré et réintégré au sein de l’Union des écrivains en 1946. Une autre phase de son œuvre commencera alors, timidement d’abord, puis de manière beaucoup plus affirmée et soutenue après le XXe Congrès du PCUS en 1956. Mais il ne lui reste alors que deux années à vivre, puisqu’il décède d’une crise cardiaque en 1958. C’est également au début du dégel qu’il écrit cet extraordinaire témoignage sur son arrestation et sa déportation en Sibérie que l’on peut lire intégralement dans le dossier que lui consacre Europe. Dans cette dernière période de sa vie, sa poésie semble avoir laissé loin derrière elle les couleurs stylistiques et les inventions formelles de ses débuts, en une sorte de retour apparent à un certain classicisme. Mais c’est une poésie d’une grande profondeur de sensation, de sentiment et de pensée, désormais plus aventureuse dans les soubassements de sa quête qu’en surface. Au demeurant, Zabolotski envisageait son œuvre — le meilleur de son œuvre — dans son unité. C’est sans doute dans le lien organique et complexe qui se fait jour entre la diversité et l’unité du parcours que réside en partie la grandeur poétique et humaine de cette œuvre, si l’on veut bien ne pas dissocier ces deux plans. 
 
Poezibao : Dans la préface au dossier qu’Europe consacre à Zabolotski, vous écrivez que son style combine une forme de naïveté, de « fabuleuses conjonctions entre les hommes, la nature et le cosmos », et qu’il organise les noces de la poésie, de la science et de l’utopie. Pourriez-vous développer un peu ces points qui peuvent sembler un peu particuliers pour le lecteur ? 
 
Jean-Baptiste Para : C’est un aspect à la fois très important et particulièrement délicat à exposer en peu de mots. Je préciserai d’abord que j’ai écrit cette préface dans la foulée d’une longue contribution que j’ai donnée dans le numéro précédent d’Europe, intitulé Regards sur l’utopie (n° 985, mai 2011). Dans cette contribution, elle-même intitulée « Russie, utopies, révolution », j’aborde de manière détaillée la question de l’utopie en Russie dans les années de la Révolution et tout au long des années vingt. Ce vaste panorama pourrait idéalement servir de toile fond à ce qui est soulevé par votre question.  
Je dois ici me résoudre à souligner cavalièrement quelques traits essentiels. Le naïf chez Zabolotski doit d’abord être entendu en termes plastiques : c’est l’esprit du grand art naïf que l’on rencontre chez un Douanier Rousseau ou un Pirosmani, deux peintres que le poète admirait, tout comme il plaçait très haut Breughel, Pavel Filonov ou le premier Chagall. Mais c’est aussi le naïf des contes et des légendes populaires. Un naïf, donc, qui n’a rien de naïf au sens psychologique, mais qui relève à la fois d’un dispositif artistique et d’une forme de pensée et de sagesse préservant des vertus de fraîcheur, d’étonnement et de sourire dans la relation au monde. C’est aussi un naïf qui a le pouvoir de chambouler ce qui a été figé par la routine et les habitudes, de raviver les couleurs ternies, voire d’exercer une critique sociale sur un mode qui tend à se rapprocher de la fonction carnavalesque. 
S’agissant de l’utopie, je dirai simplement que la Russie des années vingt a donné le spectacle de fabuleux geysers d’utopies. L’une des plus importantes avait trait à la quête de l’immortalité, dans le sillage des théories du philosophe Nikolaï Fedorov. Son œuvre posthume, La philosophie de l’œuvre commune, a marqué de nombreux écrivains et artistes de premier plan, y compris Zabolotski. Mais je renvoie le lecteur intéressé par la question de l’utopie résurrectionnelle à l’article précité du n° 985 d’Europe
S’agissant enfin du rapport de Zabolotski à la science, je peux signaler qu’il était au fait des théories d’Einstein, mais plus encore des théories de Vernadski sur la biosphère et la noosphère, tout comme il a entretenu une correspondance avec le père de la conquête spatiale soviétique, Konstantin Tsiolkovski, qui était également un esprit « visionnaire » en d’autres domaines. La conception de la matière, les réflexions sur la vie et la mort, le rapport à la nature et au cosmos qui se font jour dans la poésie de Zabolotski, son « écologie poétique » même, sont à relier étroitement aux paramètres utopiques et scientifiques que j’ai brièvement indiqués ici. C’est précisément sous cet éclairage qu’on peut lire le magnifique poème qui figure dans « l’anthologie permanente » de Poezibao… 
 
Poezibao : Comment avez-vous découvert Zabolotski et comment expliquer qu’il soit si peu connu en France ? Dans la bibliographie, je vois qu’il a été présenté dans une anthologie compilée par Elsa Triolet… Est-ce que des Français se sont intéressés à lui, à d’autres époques ? 
 
Jean-Baptiste Para : Je suis venu à Zabolotski dans le droit fil de mon admiration immense pour Khlebnikov. Il est en quelque sorte l’un de ses rares « héritiers », même s’il n’a rien d’un triste épigone. J’ignore pourquoi l’on s’est si peu intéressé à lui, chez nous. En Russie, j’ai pu constater qu’on l’aimait. La dernière édition de ses œuvres du temps de l’Union soviétique avait été imprimée à un million d’exemplaires. Lorsque j’en parle à des amis russes, je vois leurs yeux briller, leur sourire s’éclairer de tendresse. Joseph Brodsky le tenait en très grande estime. Je me demande si l’ignorance dont il souffre n’est pas due à une ignorance plus large, concernant la Russie du XXe siècle. Il y a comme une réticence à sortir des chemins déjà balisés, pour ne pas parler du poids des poncifs qui ont cours sur ce pays. Zabolotski n’a pas été un héros du brillant printemps des avant-gardes, il est apparu à la fin de l’automne. On ne peut l’enrôler ni dans la figure de l’opposant au régime, ni dans celle de l’opportuniste suppôt du régime. Il ne répond pas à l’appel des rôles bien distribués. Il réclame des lecteurs à son image, des âmes véraces, candides et subtiles. Il a été un peu question de lui sous nos latitudes lorsqu’on a commencé à s’intéresser à l’Oberiou. Quelques poèmes ont été publiés en 1997 dans une petite anthologie de l’Oberiou traduite par Maria Zonina et Jean-Christophe Bailly : Des hommes sont sortis de chez eux (Théâtre de l’Odéon / Christian Bourgois éditeur). Deux ou trois poèmes ont été traduits par Christian Mouze et publiés à tirage limité. Je crois que c’est à peu près tout. C’est pourquoi j’ai eu à cœur de le présenter assez largement dans Europe, en embrassant tout l’arc de son itinéraire poétique et en donnant également à lire l’inoubliable récit de son arrestation et de sa déportation à Komsomolsk-sur-l’Amour. 
 
© Jean-Baptiste Para et Poezibao  


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