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Journal d'un poème de Roger Giroux (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Giroux, couv L’œuvre de Roger Giroux, né en 1925 et mort en 1974, ne comporte que quelques rares titres parmi lesquels L’Arbre le temps, Voici, Théâtre, S, Et je m’épuise d’être là…, L’Autre temps. Son travail exemplaire, radical et foudroyant, s’efforce de refonder la poésie dans la proximité du contre : contre-chant, contre-images, contre-message, contre-vers, contre-sens, contre-silence. Les éditions Eric Pesty publient une nouvelle édition du manuscrit de Journal du poème, paru une première fois en 1986 chez Unes. Cette fois, le travail éditorial sur ce texte, dirigé par Jean Daive, se veut exemplairement fidèle au cahier retrouvé dans les papiers de Roger Giroux après sa mort. Au cours d’une belle et nécessaire préface intitulée « Dire/à ce qui est absent », Jean Daive revient sur quelques éléments de la vie de Roger Giroux qui éclairent la forme et la visée de ce Journal : la perte d’un frère aîné, le deuil impossible des parents, la sévérité d’une mère interdisant au père et au fils toute lecture, le mariage avec une jeune femme antillaise — « femme, de chair, privée de neige, donc noire, muette, le long de laquelle se tiendront les livres à venir » — qui fait de Roger Giroux le beau-frère d’Édouard Glissant. Jean Daive montre comment ce texte s’efforce de répondre à une situation de silence en éprouvant le travail de l’absence au sein de la langue, et souligne quelques-uns des aspects majeurs de l’art poétique ici conduit : le poème, sans date, est toujours à venir, poussé par le temps, autrement dit intuition, pressentiment, prémonition. Il ruine la réalité en atteignant l’irréel, sous la forme d’une Vénus noire, autre nom pour la femme aimée, participant à la fois du secret, de l’abstraction et de l’image.  
 
Giroux, page Le texte ici reproduit dévoile comment le poète travaille la négation dans la page en l’inscrivant malgré tout dans un système de signes qui raconte, aussi, une histoire d’amour entre deux acteurs dénommés Donc et la lettre S — une femme. Émiettement des lettres, permutation des signes, croisement des silences, rapprochement et renversement typographique, suppression et réinvention d’une ponctuation, transcription d’une respiration et d’un souffle attenants, modélisations de l’abrupt et du précipice, affrontement d’un indicible : l’hypothèse d’un parole en prise avec l’improbable que la langue, dans tous ses états, ne renonce pas à « sculpter », creuse le mot jusqu’à l’arasement. Journal d’un Poème, suscité par l’écriture d’un autre texte intitulé Poème paru aux éditions Théâtre typographique en 2007 et déjà présenté par Jean Daive, doit donc être lu avec ses couleurs, ses biffures, ses ajouts, ses dessins, ses croquis, ses esquisses, qui instituent un nouveau code, une vérité des signes théâtralisée sur la page, drame (re)joué dans l’espace d’un livre que cette édition extrêmement soignée permet de visualiser et d’imaginer à partir d’une restitution fidèle du manuscrit original. Nous regardons « de l’écriture en train de se faire. Sans recherche ‘littéraire’. Sans autre regard que, à travers le mien, celui de l’écrit absolu qu’intitule le mot Poème. » La réalisation de cet objet passionnant, véritable trésor littéraire, permet au lecteur d’entrer au cœur d’un travail sur la langue et sur le souffle qui n’est pas sans rappeler les questions posées par Mallarmé dans Igitur : « Éminemment », explique la notice éditoriale, « Journal d’un Poème est une écriture qui progresse en se regardant écrire et se dépouille, par sténographie puis déclinaison de ses lettres-thèmes, jusqu’au silence de l’anonymat ».  
Il est des rencontres insoutenables et nécessaires tant elles exigent la renonciation à tout équilibre intérieur. La lecture de ce Journal ouvre à une chute vertigineuse. Elle entraîne le sujet dans un espace-temps qui, conjointement, « me parle/me tait/me tue ». Taire, tuer, l’équivoque reste irrésolue. Elle se réfléchit et se dédouble, précisément lorsque le mot donne accès à la mort.  
 
[Anne Malaprade] 


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