Magazine Culture

Issa Makhlouf/Celui qui part, laissons-le partir

Par Angèle Paoli
« Poésie d'un jour
(Pour faire défiler les poésies jour après jour,
cliquer sur les flèches de navigation)
CELUI QUI PART, LAISSONS-LE PARTIR

IX


   Celui qui part, laissons-le partir. Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son cours, à contrer la pérégrination du nuage. Celui qui part, même s’il nous revient un jour, ne reviendra plus. Car son retour se sera effectué du côté de l’absence dont il nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis un mystère lové dans son visage.
  Le visage passe, et sa beauté demeure. La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.
  Celui qui part, laissons-le partir. Ne le suivons pas à la trace, ne l’appelons pas, et n’ayons nul regret de ne pas lui avoir dit le dernier mot.
  À quoi bon l’attendre, alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?
  En dehors de l’attente, nous n’avons plus besoin de l’autre. Nous en avons fini avec lui comme lorsque nous refermons un livre et nous abandonnons au sommeil. Puis, à notre réveil, nous voyons passer le temps, accompagné de nos corps poignardés mais ne perdant pas de sang.
  Celui qui part, laissons-le partir.

  En ce midi, tu étais plantée sur le rivage. Tu as renversé la tête pour regarder là-haut le vol plané des mouettes. L’une d’elles essayait de s’approcher de toi. Elle criait sans oser se rapprocher davantage, semblant redouter la traversée d’une frontière invisible. Tu es restée figée, voulant savoir ce qu’elle cherchait à te transmettre. Elle volait, descendait lentement, puis brusquement elle s’est immobilisée, le bec pointé vers la tête.
  L’ayant scrutée un bon moment, tu t’es retournée vers moi et m’as dit : « L’oiseau là-haut, c’est toi. Pourquoi ne viens-tu pas ? Pourquoi me regardes-tu comme si tu ne me connaissais pas ? Tu me désires de loin comme si tu convoitais la femme d’un autre. Approche. Viens et prends-moi. »
  Celui qui part, laissons-le partir et ne suivons pas ses traces. Dorénavant, ses traces disparaîtront et il sera libre comme le vent. Celui qui part ne sait pas qu’il part. Il s’engage dans la même voie qu’il a empruntée pour venir.
  Laissons partir celui qui veut partir. Ne voyons-nous pas qu’il est gravé tel qu’il était à la fleur de l’âge, lorsqu’il fut ?
  Celui qui part, laissons-le partir en paix.

X

  Plane, ô oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions. N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau.

Issa Makhlouf, Marges, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi, Europe, janvier-février 2008, pp. 290-291.

*
*  *


  Écrivain et poète, Issa Makhlouf est né au Liban et réside à Paris. Docteur en anthropologie sociale et culturelle (Université de la Sorbonne), il a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français, et a également traduit des auteurs français et latino-américains (il est aussi l’auteur d’un essai sur l’œuvre de Jorge Luis Borges).
  Parmi ses dernières publications : Mirages, traduit de l’arabe par Nabil El Azan, Éditions José Corti, Paris, 2004 ; Lettre aux deux sœurs, Éditions An-Nahar, Beyrouth, 2004 ; La Pomme du Paradis (Réflexions sur la culture contemporaine), Éditions Al-Markaz Assakafi Al-Arabi, Beyrouth, 2006.



ISSA MAKHLOUF

Issa_2

Ph. © Thierry Rambaud/IMA

Voir aussi :
- le site officiel d’Issa Makhlouf ;
- (sur le site des Éditions José Corti) la page consacrée à Mirages d’Issa Makhlouf.



Retour au répertoire de février 2008
Retour à l' index des auteurs

» Retour Incipit du blog

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Angèle Paoli 39970 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazines