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Poésie complète, de George Oppen (par Philippe Blanchon)

Par Florence Trocmé

OppenOsons la subjectivité : pour moi, le poète le plus bouleversant de sa génération. Entendons-nous bien : cela n’a rien à voir avec la biographie si singulière et, en soi, émouvante d’Oppen, il s’agit bien de la réalité même de ses vers, de ses poèmes, de ses recueils en leur construction rigoureuse. Cette humanité, sans recours à des béquilles philosophiques, théologiques – absorbant tout cela en sa poétique – s’incarnent en vers savants, en émouvantes descriptions du monde toujours renouvelées par sa conception prosodique, ses récurrences sémantiques, le rapport entre le mot comme matériau et le réel obsédant, les interrogations, les révoltes mêmes… 
Je dis : « osons la subjectivité » car cela peut sembler inapproprié dans le cas d’un poète dit « objectvist ». Il y aurait encore beaucoup à dire, d’ailleurs, à propos de cette génération. Ce qui frappe, et cela a déjà été étudié, ce sont les différences flagrantes entre Oppen, Reznikoff, Zukofsky, etc. Leur « part commune » est le rejet réaffirmé du symbolisme, d’un usage de la métaphore et de la prosodie conventionnel. Reznikoff développe ses poèmes en descriptifs précis, Zukofsky s’empare de l’Histoire, prolongeant (et contredisant) Pound et aussi Cummings par les archaïsmes assumés parfois nourrissant sa poétique ainsi qu’une prosodie résolument moderne. Oppen est le plus singulier – tenant le « pas gagné » cher à Rimbaud et le « make it new » de Pound – par son regard absolument propre en sa modernité sans concession permettant un travail elliptique et un regard à la finalité toujours centrale et même. 
 
Une unité rare, donc. Ce souci de la « clarté », qui est « transparence », qui est « silence ». Le silence, Oppen le connait, qui n’a pas écrit durant plus de vingt cinq ans. Son souci de la « transparence », cette clarté centrale, recherchée pour dire le monde en ce qu’il traverse le poète. Le monde ainsi le traversant, le poète peut nous le révéler, dans sa nudité. Une question d’émotion, nous l’avons dit, et face à elle, le souci constant d’être « honorable ». Ce monde bouleverse Oppen et ainsi peut nous bouleverser. Synthèse évidente entre émotion esthétique – en ces inventions constantes – et émotion de notre humanité simplement pourrait-on dire pour, malheureusement, résumer. 
Le présent ouvrage est une véritable réussite. L’unité d’Oppen est restituée par l’unité de la traduction d’Yves di Manno, son « empathie » et sa pénétration intime de cette œuvre – sur laquelle il travaille depuis plus de deux décennies – sont des plus précieux pour nous l’offrir avec puissance et subtilité. Du premier recueil, Série discrète, aux derniers vers, c’est la même main, le même œil. Les traductions reprises des grands recueils D’être en multitude et Primitif sont heureusement complétées de recueils inédits en français – de pures merveilles ! – qu’il s’agisse de Les matériaux, Dans ce qui, Marine : chas de l’aiguille et Mythe du brasier. Etonnant de découvrir des poèmes en pleine évolution, comme certains poèmes de Dans ce qui vont nourrir D’être en multitude, la séquence, de ce premier, « Une langue de New-York », allant nourrir et se développer dans le poème éponyme et inaugural du second.  
 
Cette quête du réel, par la ville et la mer observées toujours et ce qui ressurgit de ce qu’Oppen a vécu, vu, entendu. Homme de la mer, il le fut, comme ouvrier et soldat. Rendre compte du monde rencontre chez Oppen cette obsession de probité, d’ « honnêteté » : dire ce que l’on a physiquement et spirituellement vécu. Je pense ici à Roger Van Rogger (lui aussi issu de la grande bourgeoisie) qui ne disait pas autre chose en affirmant qu’il s’était fait marin, paysan, pêcheur pour se donner « le droit » de peindre un paysage, un port… Oppen dénonce ainsi les « corporations », les « irréels » (consommateurs, décideurs, juges…), sa révolte est entière et dépasse le politique (on connait ses positions sur cette question), sa tendresse est tout aussi entière pour les victimes des organisations cyniques des sociétés contemporaines et pour ceux qui étreignent la « réalité rugueuse ».  
Les vagues et la lumière. Depuis les premiers poèmes la mer est présente, ports américains (des deux côtes), méditerranéens – le couple Oppen a vécu près de Toulon des années durant –. La mer et Mary comme point d’ancrage permanent pour cet exilé, ces exilés. Il y a les navires, leur pont, les remorqueurs, fleuves et océans – « le visage de l’art » – et les villes – « la grandeur du motif » –. Oppen est l’homme des fidélités à ce qu’il aime qui se concentre en vers comme « Mary dans le décor bruyant/Et moutonneux des vagues ». Exilés d’abord volontaires, en Europe, puis contraints (du fait du maccarthysme) au Mexique, comme il fut homme de courage s’engageant comme soldat et seul survivant de son unité en Alsace : il n’y reviendra que de façon allusive dans ses poèmes, pour saluer les hommes rencontrés, le « Monde de verre » et questionner : « des guerres justes ? ». Cette clarté recherchée s’incarne en des êtres se maintenant dans cette marge infime laissée à notre condition, en pleine lucidité dans la violence de l’Histoire.  
Eliot Weinberger n’a pas tort, dans sa préface, de faire un parallèle entre Oppen et Celan. Ce qui précède, tant sur le plan strictement poétique que sur le plan du rapport aux « frères » – avec les interrogations persistantes sur cette notion même et sur la « communauté » –, à l’Histoire et à l’infime, le confirme comme la méfiance quant aux mots évidemment persistante. Oppen écrit : « Possible/De se servir/Des mots à conditions de les traiter/En ennemis./Pas en ennemis – en fantômes/Devenus fous/Dans les métros/Et bien sûr dans les institutions/Et les banques. » La merveille est triste, le naufrage lumineux, notre humanité est vulnérable et c’est sa beauté : Oppen comme Celan le ressent plus que toute autre chose. La beauté, « main tendue » pour Celan est simultanément  « toute la solitude que nous savons » pour Oppen, le seul « bien », « sinon/Aucun homme sensé ne naîtra plus chez nous », vers qui traversent « Itinéraire ». 
Il interroge sans répit le poème, son possible. Jamais rien de didactique ne vient nuire à l’unité de son objet poétique. S’il est coutumier de déclarer qu’esthétique et éthique doivent se fondre – et nous devons convenir que cela est des plus rares –, ceci est suffisamment évident ici pour être salué. Tout est ambivalence : «  le tour la cadence le vers//et la musique essentielle//clarté verre uni rai/ténébreux rai de lumière ». Il recherche une « mécanique translucide » et voici comment il clôt sa « Définition théologique » : « Les fenêtres donnant sur la mer/La balustrade verte du balcon/Contre les rochers, les buissons et l’hésitation des vagues ». Cet honneur central ne se peut qu’au prix d’une telle fragilité reconnue et aimée.  
Le poète est lui-même le navire de ses exils et il peut dire : « On conserve les vieux navires/Pour l’étrange silence hérité des mers dociles ». Il n’y a plus de frontière de convention entre prosaïsme et poésie. Tout ce qui est vivant, tout ce que fait le vivant entre dans le châssis du vers, son architecture qui mène à l’objet. Il est ce navire et de ce navire il est aussi le charpentier, le mécanicien, les boulons, rivets, mâts où les lumières viennent réfléchir et où les côtes, les dunes, les oiseaux s’en viennent pour le complexifier, le densifier.  
Rappelons qu’Oppen dévoile ainsi les paysages, les villes, tous et chacun, avec précision, dans leur spécificité inaliénable et que son abstraction n’est qu’un aboutissement (propre à toute grande création) de la figuration. Clarté donc, redéfinie, et pour finir citons simplement d’abord : « Je n’ai pas et n’ai jamais eu d’autre motif en poésie/Que d’atteindre à la clarté », et intégralement : « Poésie du sens des mots/Nouée à l’univers//Je crois qu’il n’y pas de lumière en ce monde/sinon ce monde//Et je crois que la lumière est ». 
 
 
[Philippe Blanchon] 
 
Georges Oppen, Poésie complète, traduction Yves di Manno, José Corti, 2011, 23 € - site de l’éditeur, ou lire la présentation de ce livre dans Poezibao
 


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