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L'inscription de la terreur de Yi Sang (par Vianney Lacombe)

Par Florence Trocmé

Yi sangLargement influencé par la poésie occidentale (principalement Dada et le surréalisme), le poète coréen Yi Sang (1917-1937), est celui qui fit entrer la modernité dans la littérature de son pays. Ses écrits furent reçus par ses contemporains avec incompréhension, car Yi Sang transgressait les habitudes de ses lecteurs par l’étrangeté de son langage et la déconstruction de sa syntaxe. L’inscription de la terreur rassemble des nouvelles inédites ainsi que des poèmes dont certains déjà publiés en France, mais dans une traduction nouvelle de Ju Hyounjin. 
Dans le Poème n°1 de Perspective à vol de corbeau, Yi Sang  use de signes mathématiques pour décrire 13 enfants qui courent vers la route en ayant peur, tout en restant des chiffres qui progressent à l’intérieur de la page, – mais ils peuvent également ne pas avoir peur, ne pas courir vers la route et perturber ainsi la logique de la succession de leurs numéros à l’intérieur de la page, puisque chaque signe, chaque enfant est parfaitement interchangeable dans le poème de Yi Sang : « 13 enfants qui ne courent pas vers la route c’est aussi bien » 
Ce moi indifférencié, ce moi qui n’existe que s’il est le plusieurs du même, nous le voyons dérouler sa présence anonyme dans le poème n°2, et même si un père est nommé plusieurs fois dans le texte, ce n’est pas un père, c’est le moi du poète qui prend plusieurs fois le rôle du père « quand mon père sommeille près de moi je deviens mon père et je deviens encore le père de mon père » il est tout cela successivement à chaque instant « en jouant mon rôle et le rôle de mon père …et celui du père de mon père tout cela à la fois », montrant ce glissement des possibles à l’intérieur du moi
Dans les nouvelles de L’inscription de la terreur, Yi Sang a recours plusieurs fois à lui-même pour incarner des personnages différents qui jouent le même rôle en même temps, mais à la différence de la forme courte des poèmes, où la pluralité des personnages est simultanée, nous suivons ce mouvement à l’intérieur des nouvelles dans une succession d’évènements émotionnels qui représentent les différents possibles du moi de l’écrivain qui peut ainsi montrer par des recouvrements successifs l’étendue de son territoire intérieur dans une fiction entièrement dégagée des impératifs traditionnels. Cette prose largement autobiographique dans laquelle Yi Sang joue à être lui-même parût bizarre et excessive à ses lecteurs par la refondation du langage qu’il opère. Ces nouvelles sont écrites à plusieurs moments en même temps pendant lesquels chacun des versants de son autobiographie intérieure peut être exploré, et mis au service de la nouveauté de son écriture. 
Dans L’araignée rencontre le cochon, qui est la première nouvelle du recueil, Yi Sang contracte tous ses thèmes, la diversité des moi, la pluralité des entrées du temps, l’autobiographie déguisée, ainsi que ces moments où loin des théories, de la provocation et du jeu qui sont le ressort de son travail, le réel se découvre dans sa nudité : 
« Un an enfermé : tout se décomposait vivant devant lui. Le mois de janvier la gueule ouverte. » 
« Tous les jours identiques. Seule certitude : ils se succèdent. (Quelle mère immense m’a abandonné là ?). » 
Dans son poème Miroir, nous retrouvons le thème du moi divisé, de l’intensité du rien qui se découvre dans la glace : 
« Du fait du miroir je peux toucher le moi dans le miroir 
Mais sans le miroir comment aurais-je rencontré le moi dans le miroir » 
Dans Boiteux•Boiteuse, c’est l’angoisse du silence, de l’absence au monde déjà ressentie dans Miroir, qu’il faut absolument combler :  
« au moins y aura-t-il du bruit si on déchire un astre 
je garde la cadence 
voudrais-je même être cadavre ne serais-je pas cadavre » 
Mais il n’y pas seulement cette angoisse. Il existe également chez Yi Sang le désespoir d’un homme qui mourra à 27 ans et qui trouve la force d’affronter sa fin prochaine avec dérision.  
Ainsi dans poème n°6 : 
« tout trempé je me suis échappé comme une espèce de bête. 
Bien sûr personne ne l’a su ou vu mais est-ce bien ça est-ce vraiment comme ça » 
 
Yi Sang se nomme “modern boy”. C’est vers l’avant-garde qu’il se tourne pour lutter contre la poésie sentimentale coréenne du début du 20ème siècle : il s’agit pour lui d’aller aussi loin que les occidentaux contemporains dans leur révolte, en créant le sCANDAL (poème n°6), non seulement dans ses poèmes, mais dans sa vie personnelle. «  Mon seul souhait, c’est que mon Anatomie des derniers instants puisse effrayer les intellectuels du monde entier » . Cette rage et cette impatience lui ont permis d’écrire en sept ans une œuvre qui allait devenir aussi singulière que celle des poètes qui l’avaient inspirée. 
 
[Vianney Lacombe] 
 
Yi Sang 
L’Inscription de la terreur 
Traduit du coréen par Ju Hyounjin,   
Postface de Claude Mouchard 
Collection « Les grands soirs » 
Editions Les Petits Matins, 12 € 
site de l’éditeur 


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