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"A" (section 13 à 18) de Louis Zukofsky (par René Noël)

Par Florence Trocmé

"A", la poésie mesure le monde 
 
 

Zukofsky
Sans doute n'y a-t-il ni époques ni personnes privilégiées pour concrétiser la poésie. La poésie enjambe toutes catégories sociales, à toutes époques, puise ses poètes autant dans l'aristocratie, ainsi de Charles d'Orléans et de Luis de Gongora, que dans le vivier des descendants des âmes mortes décrites par Gogol, les serfs et vilains attachés à la terre au Moyen-Âge devenus ouvriers des manufactures, parmi lesquels Vladimir Maïakovski, César Vallejo, Louis Zukofsky et tant d'autres. Ce qui ne signifie pas que les poètes seraient de bois ou de marbre, entièrement passifs, ni soumis à un caprice du langage, traversés par une puissance magique. Ce qui renverrait le langage et la poésie à la sidération, à la superstition, en une fuite en avant à laquelle les pythies, les voyants Cassandre et Tirésias en Grèce, les chamanes, n'ont eux-mêmes jamais affirmé être réduits. Bien au contraire, la poésie pour la plupart d'entre eux consiste à trouver les équilibres entre leurs propres désirs, volontés, imaginations, et toutes énergies, forces venues du monde extérieur. 
 
Pourtant à lire la suite de "A" * de Zukofsky, nous pouvons nous demander si certaines périodes de l'histoire humaine ne favorisent pas, paradoxalement, plus que d'autres l'émergence de la poésie. "A" débute en 1928, période où les idéologies radicalisent leurs attaques vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de remettre en cause leurs pouvoirs. Ceci dit, elles laissent de côté un nombre considérable de façons de nommer les relations humaines qui, pour niées qu'elles soient, n'en continuent pas moins à traverser chacun, qu'il en soit conscient ou non. Zukofsky prend ainsi la mesure des démagogies toutes puissantes qu'il transforme en levier, en levain de sa création. Il écrit un poème épique que nous, lecteurs d'aujourd'hui, lisons avec passion. Une passion transmise par le  poète à travers sa propre écoute de la musique classique et notamment celle de Bach,   Peut-on   /   Transposer    /   Le dessein   /   De la fugue    /   En poésie ("A" 6) mais aussi par l'interprétation de la matière lexicale, des dialectes parlés par l'homme de la rue. Proche en cela de William Carlos Williams auquel il consacre "A" 17, hommage, tombeau d'un type nouveau où Zukofsky dépose sur la page une amitié tournée vers la recherche avec ses dates, jusqu'à la disparition de son ami, dont les citations, envois, leurs imaginations échangées et stimulées l'une par l'autre, font penser aux appuis légers et non moins visibles des héros de Homère, autant dans le ciel que sur le paysage   1942   Si nombre, mesure et poids / sont retirés de tout art / il ne restera pas grand chose / - 
 
Ezra Pound sera l'autre lecteur essentiel. Mais, alors que ce dernier transpose la mythologie, les grandes strates des civilisations de Grèce et de Chine à son époque d'une façon hermétique (la question de son érudition étant posée selon les publics auxquels il s'adresse, Pound accaparé par ses polémiques étant un vulgarisateur qui n'est spécialiste en rien, ce qui devient problématique lorsqu'il finit par se persuader lui-même qu'il maîtrise aussi bien qu'un savant les matières qu'il n'a ni le tempérament ni le temps d'approfondir) ses vues sur l'histoire l'amenant à croire qu'une élite, pour le plus grand bien de tous, doit gouverner le monde, Zukofsky trouve chez Shakespeare l'exemple d'une création où les actions les plus triviales se mêlent aux pensées et considérations morales dites "nobles". En Marx, Zukofsky à rebours de la plupart de ses contemporains, voit l'obligation de se trouver soi-même. L'égalité, soit le partage effectif du pouvoir, ne pouvant se concrétiser qu'à travers la réalisation de chaque personne incarnant un individu unique. Aussi Zukofsky ne manque-t-il pas de railler les artistes qui renoncent à leurs dons afin de se fondre dans une masse indistincte de l'humanité où chaque personne doit faire, dire, penser la même chose. N'y a-t-il pas là, sinon une forme de mépris, du moins une sorte de démagogie (voisine de celle qui pousse par exemple des parents, sous prétexte de ne pas les traumatiser, à attendre de leurs enfants qu'ils les éduquent) ? Le poète constate que sa propre créativité dont les matériaux sont les mots, doit tout aux pratiques langagières de chacun. Et la moindre des choses n'est-elle pas de restituer cette matière immémoriale avec tous ses feux, toutes ses alluvions ? Ni plus ni moins qu'il en a été la plupart du temps de la tradition orale, la poésie ayant servi de répertoire, de mémoire, de faits et gestes touchant aux croyances et aux savoirs de nos ancêtres, on ne peut plus réels. Et certains poètes, dont Eliot et Pound, ne commettent ils pas un contresens en prenant le parti d'ignorer que la poésie, depuis des milliers d'années, n'a pas été créée par une élite de notre espèce, mais résulte d'échanges et de pratiques de langages presque infinis à tous les niveaux de la société sur des générations ? Le langage, utopie concrète, n'est-il pas cette matière qui n'est propriété de personne ? son appartenance à chacun étant même la condition vitale de ses postérités. 
 
Aussi Zukofsky varie-t-il les formes et les styles tout au long des 24 chants. Leur lecture concrétise les transformations du temps en espace. Expérience commune où la durée devient étendue. Si bien que les contenus multiples et pratiques du poème corrigent une forme de presbytie de certains adeptes de l'absolu. La question de l'origine et de l'apocalypse devenue pour eux si obsessionnelle, que tous les événements entre la naissance et la mort deviennent accessoires, dérisoires, monotones, indifférents entre eux. "A" créant à partir des actions et des pensées de son temps, aussi tangibles que variées,   le chroniqueur, qui rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les petits, fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n'est perdu pour l'histoire  (1)    les questions portant sur les ressorts ultimes de la vie, lorsqu'elles se posent, trouvent de nouvelles images. Car si l'ensemble de ces faits, gestes, pensées de nos vies quotidiennes forment un tout limité, fini alors qu'il s'avère néanmoins impossible de le nommer intégralement - ainsi que l'ancien testament, œuvre collective et de longue haleine, à travers ses nomenclatures, listes, énumérations, généalogies, ses recours aux symbolismes et allégories où s'agrègent des matières hétérogènes, échoue à établir une pleine et entière recension des faits historiques, ses intentions premières devenues pour les générations postérieures incompréhensibles ou toutes autres à leurs yeux - toutes hypothèses touchant les confins de l'imagination, telles que l'apparition de la vie, ses métamorphoses innombrables, la mort étendue au cosmos sous sa forme actuelle, ces constellations et comètes décrites déjà il y a des milliers d'années par nos ancêtres, dont nous disons qu'elles sont éternelles bien que nous les sachions provisoires, mortelles, ne donnent t'elles pas un nouveau sens à l'infini ? Si "c'est toujours la même chose, et jamais la même chose", n'y a-t-il pas là une des sources de toutes créations ? Le paradoxe explicite de tout art ne consiste-t-il pas à constater qu'une création répète ce que les hommes font depuis des millénaires sans qu'à aucun moment la certitude de créer quelque chose d'unique, d'original soit anéanti ? Aussi la poésie épique de Zukofsky éveille-t-elle à nouveau nos curiosités envers la prodigieuse variété du réel. Universel lorsqu'il prend appui sur sa vie de famille, individu parmi ses contemporains lorsqu'il chronique, choisit, met en exergue, critique les traits historiques de son époque. Nous sommes en bonne compagnie avec ce poème journal de bord écrit durant plusieurs décennies à la fois long et bref, ni plus ni moins que chacun perçoit sa propre vie, tantôt éternelle, tantôt éphémère, ainsi qu'un insecte vivant une journée de 24 heures en tout et pour tout. Car que nous vivions cent ans et plus ou dix fois moins importe peu, l'expérience commune faisant que chacun de nous n'a de toute façon qu'une vie. En "A" 13 partie IV (et "A" 14), Zukofsky nous montre un aspect moins connu de son art poétique, rejoignant Cummings, nous chassons / les choses de ce monde / et chassons     en meute le gibier / quand / j' / éperonne mon cheval   satisfaction et /co- / lère / en moi   ne font qu'un / pour / la / musique les /     sabots dansent / vivants / dans / son / oeil amour... pratiquant le poème bref à visée lyrique, où Zukofsky nous parle s'adressant à son fils aussi naturellement que lorsqu'il décrit les rayons du soleil en "A" 14 et l'atterrissage des cosmonautes sur la lune, tels qu'ils se présentent à nous tous et tel que chacun les perçoit à sa façon. De fil à fils, de rayons de soleil à fils (pensant à un autre poète, français, puisque souvent nous oublions qu'il est devenu français, Paul Celan ayant pu lui aussi entendre une parenté entre le mot fil et fils où respirent les points d'accord et de divergences entre soi et le monde) au monde environnant. 
 
[René Noël] 
 
* "A" poème comporte 24 chants. 3 volumes ont été publiés précédemment par les éditions Virgile, Ulysse fin de siècle, chacun traduit par Serge Gavronsky et François Dominique, "A" (sections 1 à 7), "A" (sections 8 à 11), "A" (section 12) chaque livre et chaque chant pouvant se lire de façon autonome. 
 
1) Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, début de la 3ème thèse, Œuvres, édité / Rainer Rochlitz, folio essai, éd. Gallimard, 2000 
 
 
Louis Zukofsky, "A" (section 13 à 18), traduction de Serge Gavronsky et François Dominique, éd. Virgile, 2012 


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