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Voyage avec un âne dans les Cévennes

Par Memoiredeurope @echternach

Je crois que je ne pouvais guère faire autrement que de relier Michel Le Bris à Robert Louis Stevenson et de profiter de l’occasion pour évoquer quelques souvenirs personnels. Qui, en effet n’est pas relié aux voyages par sa propre histoire ?

Voyage avec un âne dans les Cévennes

Image du Mont Lozère

Entre catholiques et protestants

Lorsque nous avons décidé d’un voyage de noce modeste mais naturel en 1971, nous avions choisi les Cévennes, en louant une maison située sur une petite départementale qui montait au-dessus de Valleraugue. Nous habitions dans l’un de ces villages, ou plutôt de ces rassemblements de maisons qui semblaient comme des poussins serrés autour de leur mère. C’est-à-dire autour du clocher catholique, comme à Notre-Dame de La Rouvière, ou bien à la proximité d’un temple qui tenait lieu d’adossement à la place centrale et où les vieillards venaient se chauffer dès que le soleil pointait.

C’était pour les Pâques. Il faisait un peu froid, mais il y avait du bois pour la cheminée et des bombonnes de butane pour la préparation des repas. Le séjour a du coûter quelque chose comme quinze francs par jour. Nous avons mangé de l’agneau pascal avec les catholiques et sommes allés écouter la pasteure laïque parler des Ecritures, le dimanche matin. Plusieurs fois dans la semaine nous sommes montés dans le dernier village, la route praticable n’allant pas au-delà. L’aubergiste avait quitté depuis peu une geôle de Marseille. Il avait implanté son domaine, en grand retrait de la côte, et semblait, dans un secret qui ne devait tout de même pas être ignoré des gendarmes, y avoir domestiqué des sangliers de braconnage et y élever des truites. Il venait nous rejoindre au cours du repas avec des gros oignons blancs qu’il coupait en deux et trempait dans le sel avant de les avaler goulument. Son cuisinier était de premier ordre. Durant le week-end, sa maison accueillait une joyeuse bande où des femmes d’un certain âge et encore belles venaient compter avec lui les sommes collectées dans quelques hôtels accueillants de la cité phocéenne.

L’horizon était pur, les marches dans la nature donnaient un profond sentiment de plénitude dans le printemps naissant. J’ai vraiment aimé ces Cévennes où nous sommes revenus plusieurs fois de suite, avec une note très spéciale pour le début de l’automne dans le jaunissement des châtaigniers contrasté du violet de bruyères presque phosphorescentes. Dans cette époque néo-artisanale et néo-rurale qui apaisait à la campagne les soubresauts de mai 68, la traversée du paysage en suivant les grandes drailles, chemins de transhumance aménagés depuis des siècles par le passage des ovins, était encore une occasion de cheminer avec les bergers. Une association avait créé une petite revue qui portait le beau nom de ces tracés inscrits par l’usage. J’y découvris que s’était inaugurée à la fin du XIXe siècle une forme de tourisme pionnière qui venait d’être redécouverte en ce milieu de XXe siècle et prenait pour modèle le parcours à pieds de l’écrivain Robert Louis Stevenson dans l’accompagnement d’un âne.

Je suis revenu dix années plus tard pour comprendre comment intégrer les Routes de la Soie tracées chaque semaine par les ouvrières des usines couvents du temps des filatures lorsqu'elle refaisait le parcours de chez elle jusqu'à leur lieu de travail et l'inverse, à un itinéraire européen, voire mondial. J’y ai organisé en particulier une rencontre émouvante dont me souviendrai toujours entre une délégation de la Ville grecque de Soufli le long de l’Evros, frontière avec la Turquie et proche de la frontière bulgare et une délégation de paysans cévenols travaillant dans le Parc des Cévennes sur un flanc du Mont Aigoual. Sans connaître leurs langues réciproques, ils se sont parfaitement compris en parlant de la politique agricole commune.

Mais le souvenir de Stevenson ne m’avait pas quitté.

Voyage dans l’inconnu

C’est quelque quarante années après ces fameuses Pâques, que j’ai reçu la visite d’une délégation de l’Association « Sur le Chemin de Robert Louis Stevenson » présidée par Christian Brochier et réunissant toutes les parties prenantes qui dans les Cévennes proposent aujourd’hui l’accompagnement et l’accueil pour les randonneurs. Ils avaient décidé de commencer la mise en œuvre d’un itinéraire Stevenson européen. Quand j’ai parlé à Christian de la revue « Drailles », il m’a avoué que c’est son père qui avait lancé l’idée et qu’à sa suite, lui-même était devenu loueur d’ânes.

La préparation de l’itinéraire suit son cours, des Cévennes en passant par Barbizon, en suivant les canaux du Nord de la France, sans oublier Edinburgh à un bout et les îles du Pacifique à l’autre. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler par ailleurs et d’écrire un article à ce sujet pour Le Jeudi. Le Chemin des Cévennes a connu une célébrité médiatique durant l’été 2006 grâce au journaliste Hervé Pauchon qui a réalisé pour France Inter un reportage passionnant, en épisodes pendant plusieurs semaines, en racontant son propre parcours et ses errances avec un âne.

Nous sommes à l’automne 1878. Stevenson part découvrir le pays protestant avant de rejoindre, contre l’avis de sa famille, l’amour de sa vie. Il voyagera en bateau avec des émigrants,  puis en train pour rejoindre en Californie Fanny Osbourne avec qui il a vécu à Barbizon au sein de la colonie d’artistes et qui est en train de divorcer pour vivre avec lui. Une autre aventure sur laquelle il écrira également. Il a atteint le Puy-en-Velay et de là, il se déplace en calèche jusqu’au Monastier où il séjourne un mois. Il marchera vers Alès du 22 septembre au 4 octobre. Durant cette marche, il tient un journal qui deviendra un petit livre rempli d’étonnements, de pittoresque et de spontanéité et intitulé « Voyage avec un âne dans les Cévennes ».

Un couple infernal

L’édition française préparée par les Editions Flammarion en 1991 comporte une préface absolument délicieuse de Gilles Lapouge dont la voix a aujourd’hui disparu de la radio. Je regrette qu’il n’ait jamais pu participer à une seule des réunions que j’ai organisées. Il a failli venir à Sibiu en 1999, mais en raison de la refonte de son émission il m’a fait parvenir une lettre de regret, écrite à la main évidement, pour s’en excuser. Je ne peux oublier que l’un de ses derniers ouvrages s’intitule « L’encre du voyageur ».

On peut vraiment dire que ce livre de poche vaut autant par la qualité de son introduction que par le texte de Stevenson lui-même. On comprend très vite que Gilles Lapouge éprouve une véritable tendresse pour son collègue écossais. Son admiration n’est pas de la même nature que la profonde attirance fondatrice éprouvée par Michel le Bris, mais elle s’apparente plutôt à du regret, celui de ne pas avoir pu suivre Stevenson dans son aventure, ou d’en avoir vécu lui-même une semblable, et du regret d’avoir manqué ce rapport unique qui s’établit entre deux êtres vivants, un homme et une ânesse et d’avoir pu participer ainsi directement à une célébration de la lenteur.

Le portrait que Lapouge dresse de l’ânesse est d’une finesse sans pareille. Qu’en en juge : «Il (l’animal) présente par conséquent un des traits qu’Ernst Jünger relève chez les vrais aventuriers ; partout à l’aise, il entre en complicité avec n’importe quel étranger. Il ne chemine point. Il dérive

On comprendra aisément que de ce fait, une grande partie du récit de Stevenson nous transmet inconsciemment une histoire d’amour contrariée. «Robert Louis ne se contente pas d’être désagréable avec son âne. Il n’a même pas la reconnaissance de l’écrivain : le voyage dans les Cévennes serait-il aussi beau si Modestine n’y avait pas ajouté sa science de l’imprévu, son goût pour le chocolat, ses faiblesses pour les ânes de sexe opposé, l’absurdité de ses chemins, et cette curiosité intellectuelle qui la fait entrer, avec son fourbi, dans toutes les cours de ferme ou de maison ? La preuve : quant à Saint-Martin-du Gard, après treize jours de disputes, le couple se sépare, c’est la fin de l’aventure. Stevenson vend son âne, regagne ses villes : sans âne, point de voyage, et le livre s’achève. A ce moment-là, Stevenson mesure l’ampleur du drame. Il trouve enfin, mais un peu tard, des mots d’amour pour Modestine : «J’eus conscience qu’il me manquait quelque chose. J’avais perdu Modestine ; mais à présent qu’elle était partie : « Ah, quel changement pour moi ! »…Après le premier jour, quoique je fusse souvent choqué et hautain dans mes façons, j’avais cessé de m’énerver. Pour elle, la pauvre âme, elle en était venue à me considérer comme une évidence. Elle aimait manger dans ma main. Elle était patiente, élégante de formes et de couleur d’une souris idéale, inimitablement menue. Ses défauts étaient ceux de sa race et de son sexe, ses qualités lui étaient propres. Adieu et si jamais…». Je pense que beaucoup de lectrices, aujourd’hui, doivent sauter en l’air en parcourant ce texte qui révèle, plus qu’il ne voudrait lui-même l’avouer, les évidences qui construisent la tête d’un machiste des années 70, du XIXe siècle.

Je viens de relire le récit de Stevenson in-extenso à l’occasion d’un voyage en train de Strasbourg à Bruxelles, récit que je n’avais parcouru auparavant qu’en diagonale…et en anglais. Je l’ai donc fait dans l’éclairage ironique et un  peu paternel de Gilles Lapouge et j’ai en effet pris conscience que Stevenson est finalement un éternel râleur. Il se lance dans une aventure touristique (le traducteur français utilise ce terme à plusieurs reprises mais il faudrait le mettre en perspective) dont il connaît le risque principal ; celui d’être pris pour un colporteur, un roulier ou un  cheminot, avec la méfiance ou l’envie que cette situation suscite. Il est muni d’un pistolet, d’un réchaud à esprit de vin (ceux qui ont mon âge comprendront), d’un bonnet de fourrure à oreilles, d’un sac de couchage particulièrement astucieux qu’il s’est fait confectionner sur mesure, d’eau-de-vie, d’un litre de beaujolais (qui sera vite remplacé par d’autres breuvages genre piquette) et…d’un fouet pour les œufs. Je pense que seuls les anglo-saxons comprendront la raison de ce dernier ustensile dont il se débarrassera finalement assez rapidement avec regret. Et il se surprend à découvrir la méfiance des villageois. Il apprend à se protéger, à compter sur lui-même, à passer autant qu’il le peut inaperçu. Mais finalement sans carte, sans tracé, il faut bien qu’à la fin, il compte sur la providence des paysans.

Il tempête, il s’exclame, il rudoie Modestine sur laquelle il passe ses humeurs. Il découvre les règles d’un cloître de trappistes Cisterciens où il est accepté plusieurs jours. Il veut comprendre pourquoi certains hommes sont mauvais et pourquoi d’autres sont arc-boutés sur leurs opinions politiques ou religieuses. Il discute théologie chaque fois qu’il le peut et refuse de se convertir à la « vraie foi » que lui proposent les moines. Il se sent enfin particulièrement bien accepté quand il arrive au pays des Camisards, même s’il finit par professer son attitude d’agnostique tempérant. Il est ravi de ses nuits étoilées, mais a peur des rats et des fourmis. Et malgré tout, il « assure » jusqu’au bout, comme on dit aujourd’hui.

On aura compris que c’est le récit d’un homme et de son époque. Il s'agit d’un  portrait finalement sans fards et d'une nudité totale devant le monde au complet : espace, pierres, éléments clilatiques, bêtes et hommes, sous le ciel. Et une joie étonnée qu’il avoue en permanence pour notre plus grand bonheur.

Si les leaders du slow-tourism se sont parés de la suffisance des concepts anglo-saxons nés en Italie avec le mouvement slow-food, en les déclarant post-modernes, le récit de Stevenson vient justement remettre les pendules à l’heure en nous permettant de redécouvrir qu’à la fin du XIXe siècle, la lenteur était la règle dans le Centre de la France, qu’elle suivait le rythme des animaux et que le cheminement pédestre était une obligation. Le club cévenol s’est d’ailleurs fondé en 1894 « au service des Causses et des Cévennes » et a inauguré ici la science du balisage, comme l’avait fait le soldat napoléonien à la retraite Denecourt à Fontainebleau ou bien encore les adeptes du club vosgien en Alsace à partir de 1872. Mais ce n’est qu’il y a peu de temps que la Fédération française de la randonnée pédestre a publié dans un topo-guide le chemin de Stevenson (GR 70) entre le Monastier-sur-Gazeille et Saint-Jean-du-Gard, le prolongeant vers deux villes importantes: le Puy-en-Velay et Alès, pour une distance totale qui atteint 250 kilomètres.

Vous avez dit nouveau tourisme ?

On trouvera tous les renseignements utiles sur le site de l’Association « Sur le chemin de Robert Louis Stevenson », ainsi que la brochure téléchargeable en français, anglais et allemand. La photographie qui illustre cet article vient de l'Association.

Le site des loueurs d’ânes : http://www.genti-ane.tel/

D’autres sentiers en Cévennes.

Robert Louis Stevenson. Voyage avec un âne dans les Cévennes. Traduction de Léon Bocquet. Introduction par Gilles Lapouge. GF-Flammarion, 1991.

Gilles Lapouge. L’encre du voyageur. Albin Michel, 2007.


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