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[Feuilleton] "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 1

Par Florence Trocmé

Poezibao propose à partir d’aujourd’hui un nouveau « feuilleton », « et si c’était cela vivre ? », composé  de notes de Claude Mouchard. Deux ensembles de ces notes ont parus dans la revue Fario, en ces numéros 8 et 9.

« Et si c’est cela vivre ? » 

A «A ce qui n’en finit pas » 

« Non », dit Ousmane : « c’est pas-ma-la-vie ».  
 
C’est au moins la deuxième fois que je transcris ces mots qu’Ousmane, Darfouri habitant chez nous depuis trois ans, a dits un jour, assis dans la cuisine : 
ils n’auront jamais fini, ces mots-là, de grelotter… (même si ces derniers temps  – mai 2010 – il m’arrive de sentir chez lui, sifflotant en repeignant en blanc, après l’avoir nappé d’enduit, un mur de la maison – des élans d’allégresse) 
 
……….. 
 
cette poignée de notes est prise d’une masse mouvante qui est et restera en cours 
 
(plus qu’une succession ces notes devraient former une ou des sphères de possibles pulsatiles)  
……….. 
 
Pour qui, et où, et quand, c’est… « pas une vie » ? 
 
Il faut leur rendre la vie impossible, a dit un fonctionnaire de Préfecture – organisant, en effet, l’impossibilité glaciale et haineuse de tout soutien aux migrants, détruisant toute amorce d’une quelconque existence qui leur serait vivable.  
……… 
 
« Auswandern »  – émigrer – : titre d’un unique et incomparable (parmi ses œuvres) dessin de Klee daté de 1933.  
Un couple fait de ratures dans du blanc, de rides dans un air plâtreux, d’incisions dans tout possible élément commun. 
 
……… 
 
Vite ! c’est une guerre infime et sale. 
  
Serait-ce ma guerre, attendue depuis toujours ? Ramasser en peu de phrases – sinon des vies, du moins des instants de « l’entre »-vies. Condenser, rageusement… Que des instants (chair à vif) de vies intersectées se disent en projectiles…  
Contre quoi ?  
 
………… 
 
Après une démarche pour essayer de sortir de l’impasse où restent bloqués les « papiers » d’Ousmane (établissement d’un « certificat de notoriété » chez un notaire) début 2010 ; nous (Ousmane, trois Français – les « témoins » soudanais ont repris en hâte le chemin de leur travail) allons boire un café au « Quick » non loin de la gare, dans le centre commercial (où je vais compulsivement tous les jours)… Chaleur (après le froid très vif du dehors, la neige gelée, etc.), vapeur des vêtements ou des corps. L’ami journaliste parle, inopinément, de conversations longues et intimes avec tel ami musulman – Afghan ? j’ai déjà oublié. « Il m’a expliqué, dit le journaliste, qu’il ne fallait pas parler de sa mère ». Ah oui ? Ousmane (brusquement joyeux – du fait, me dis-je, du soutien que nous nous sommes réunis pour lui apporter –, disert, dans son français où il a désormais beaucoup de  vocabulaire, mais qu’il prononce mal en particulier du fait que – faute de se faire une représentation des phrases écrites ? – il segmente mal les mots, ne repère pas les articles, etc. – « l’équipe » (une de celles avec lesquelles il a travaillé en banlieue, par exemple, à couper des arbres dans la Loire) devient pour lui « les quipes » et ainsi naît un singulier privé de sa première syllabe, comme il arrive, il est vrai, à d’autres mots dans sa bouche) confirme : il en va  également ainsi chez lui.  
« Tu vois », dit-il (il me dit souvent, à la maison, « tu vois »), « la mère, c’est comme un dieu ».  
 
Ai-je eu peur à cet instant ?

………… 
 
Le lendemain de la mort de ma mère (février 1996),  
j’ai essayé, engourdi face à la baie vitrée 
– nappes de perce-neige devinables avant le lever du jour 
(mais comment formuler ce que deviennent, dans la nuit  
leur blanc, leur vert, si naïvement crus – perçant comme de minuscules clous très aigus?) –

de 
« me dire » (obscur repli du soi à soi) 
quelque chose.   
 
Ai-je alors essayé de simplement « noter »  
le semi-silence de cinq-six heures du matin ?  
 
Grésillements ou coups externes-internes 
se propageant, 
sang dans les oreilles, échos dans les  
murs, chaudière grondant derrière le mur,  
ou, en enveloppes-pelures rose-sombre d’horizons auditifs,  
voitures, roulements de poids  
lourds ou de trains sur un pont sur  
la Loire, avions parfois…  
 
Soudain : brutalement (rêvée dans la somnolence gelée ?), une sonnerie  
– appel ou injonction ? 
 
Quel tracé de sang mental a sinué-perlé  
griffant le temps plâtreux ? 
 
suite le mercredi 28 mars 2012 


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