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[note de lecture] "Ecorces" de Georges Didi-Huberman, par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé

EcorcesIl arrive qu’un tout petit livre, qui n’est pas le livre d’un témoin, qui n’est pas le livre d’un historien, qui s’apparente plutôt à un récit à forte teneur de poésie, produise un effet aussi fort que tous ceux-là, précisément, les ouvrages documentés et savants, les récits terribles de ceux qui sont revenus de là-bas. Ce livre de 70 pages à peine, dont on peut dire qu’il ne demande pas d’effort particulier de lecture, ouvre des perspectives immenses et bouleverse. On pourrait rêver, compte tenu de son petit volume et de son prix modeste, 7,5€, qu’il ait une destinée comparable à certains petits livres, celui d’un Hessel ou le Matin brun de Frank Pavloff et qu’il se vende à des centaines de milliers d’exemplaires.   
 
C’est le récit d’un voyage que fit Georges Didi-Huberman en Pologne, à Auschwitz, et plus précisément à Auschwitz II-Birkenau. Temps extrêmement fort de son histoire personnelle et de son histoire de chercheur, dont la quête est entièrement dédiée à la question de l’image et des images, dans la proximité souvent de Walter Benjamin ou d’Aby Warburg. De ce voyage, l’écrivain et historien d’art a rapporté trois petits morceaux d’écorce, prélevés sur un bouleau de Birkenau. Birken, bouleaux en allemand, la terminaison au désignant la prairie où poussent les bouleaux mais semblant aussi si proche de l’exclamation de la douleur en allemand, au !.  
 
L’écorce qui est au fond une interface entre l’arbre et le monde va servir de point de départ et d’arrivée à une méditation de l’auteur qui s’est fait aussi ici photographe, en une série de courts chapitres s’ouvrant chacun par une photo en noir et blanc, prise sur place, à Birkenau. Là-bas, dit l’écrivain, il a eu le sentiment de poser une question, d’abord muette, aux bouleaux. Les bouleaux qui dans cette région ont une longévité supérieure aux trente ans habituels pour cette espèce et qui sont donc à certains égards les seuls témoins et les seuls survivants de Birkenau, bouleaux situés à portée immédiate des chambres à gaz.  
La question est d’abord muette et Didi Huberman souligne bien le caractère inimaginable de ce qui s’est passé là où il se trouve. Mais il a conscience aussi que cette impasse de l’imagination faisait partie des forces stratégiques des SS et qu’il faut donc tenter d’en sortir. Origine peut-être des photos, sur place, puis du texte venu un peu par surprise, un peu plus tard (On écoutera avec profit l’émission du Jour au Lendemain du 22 février 2012) 
 
Sous deux angles au moins, ce livre a trait à l’histoire personnelle de son auteur. Il y évoque des photos prises en 1944, dans des conditions de danger extrême, par des membres d’un Sonderkommando devant le Crématoire V. Quatre documents essentiels sur lesquels Georges Didi Huberman a longuement travaillé, travail qui fut à l’origine d’une polémique avec Claude Lanzmann. Et de s’étonner du  « traitement » subi par ces photos présentées à Birkenau sur des sortes de stèle, devant les ruines du crématoire : pourquoi trois seulement sur les quatre et pourquoi ces recadrages ?  
Par ailleurs, à la toute fin du livre, pudiquement, l’auteur révèle que ses grands-parents sont morts à Birkenau.  
 
Le livre tisse très étroitement les thèmes de l’extermination, de la trace, de la mémoire, de l’empreinte, s’arrête particulièrement sur la question des sols, souvent négligés et tellement révélateurs ; sur la question de la surface et de ce qu’elle révèle, non pas d’une hypothétique essence des choses, mais de ce qui est passé par elles, ce qui a été vécu là où on ne voit plus qu’une face muette : « les philosophes de l’idée pure, les mystiques du Saint des saints ne pensent la surface que comme un maquillage, un mensonge : ce qui cache l’essence vraie des choses. Apparence contre essence ou semblance contre substance, en somme. On peut penser, au contraire,  que la substance décrétée au-delà des surfaces n’est qu’un leurre métaphysique. On peut penser que la surface est ce qui tombe des choses : ce qui en vient directement, ce qui s’en détache, ce qui en procède donc. Et qui s’en détache pour venir traîner à notre rencontre, sous notre regard, comme les lambeaux d’une écorce d’arbre » (p.68) 
 
[Florence Trocmé
 
Georges Didi-Huberman, Écorces, Les Éditions de minuit, 2011, 7,5€ 
 
voir aussi cette vidéo entretien avec Georges Didi Huberman sur le site de l’éditeur. Il y revient longuement sur la question de la surface et des images.  


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