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Les identités meurtrières

Par Memoiredeurope @echternach

Nous ne cessons pas de tourner autour. Pas une journée sans que ce poison dangereux ne s’infiltre dans la pensée. L’indignation monte une première fois. Surtout quand le raisonnement tourne à vide : identité, civilisation, infériorité, dangerosité, et même ce magnifique néologisme : la « méprisance ». Méprisance des autres, un mélange de distance, de crainte de la nuisance, une méprise permanente sur les intentions, une méfiance dans tous les cas et envers tous !

Les identités meurtrières

Mais on n’en sort pas : dangerosité des jeunes, des colorés, de ceux qui parlent l’arabe et d’autres langues exotiques, de ceux qui tentent de chanter des doinas dans le train ou le métro, ou tout simplement jouent une valse lente, en tournant leur chapeau entre leurs mains.

Mais voilà. Il faut se différencier. Flatter les uns, renforcer la peur des autres. Aucun programme, juste des instruments. Qui joue le plus faux : le violoniste du métro ou celui qui répète pour la millième fois qu’il faut fermer les frontières ?

Alors, il est urgent de s’isoler avec des antidotes et comme l’écrivait plaisamment Hervé Letellier : « Tout Français (entendez Français musulman) revenant d'un voyage "suspect" devra porter un "bracelet électronique permanent", propose Marine Le Pen. Si vous revenez d'un meeting du Front National, un simple lavage d'oreilles suffira. »

En dehors de ces mesures d’hygiène élémentaires, je recommande la lecture de la version en Livre de Poche de l’ouvrage d’Amin Maalouf paru chez Grasset en 1998 : « Les identités meurtrières ». Un peu comme Tahar Ben Jelloun qui avait consacré un petit ouvrage sensible à la mort de ce jeune tunisien qui s’était immolé par le feu pour protester de l’impasse dans laquelle il se trouvait, l’écrivain d’origine libanaise qui a su nous enchanter depuis le début des années 90 avec « Le premier siècle après Béatrice » ou « Le rocher de Tanios » et avait mis en scène de avec sensibilité les mondes arabo-africains et andalous avec « Les croisades vues par les Arabes » ou « Léon l’Africain », a voulu répondre à la question récurrente : « Plutôt français ou plutôt libanais ? » Et de redire sans se lasser ce que nous devrions tous prendre en compte pro domo : « Moitié français, donc et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. »

Lorsque Maalouf écrit ce texte, une guerre européenne semble se terminer. Elle peut être une des origines de sa réflexion. « Vers 1980 cet homme aurait proclamé : «Je suis Yougoslave !» fièrement et sans état d’âme ; questionné d’un peu plus près, il aurait précisé qu’il habitait la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, et qu’il venait, incidemment, d’une famille de tradition musulmane…Le même homme, rencontré douze ans plus tard, quand la guerre battait son plein, aurait répondu spontanément, et avec vigueur : « Je suis musulman ! » Peut-être s’était-il même laissé pousser la barbe réglementaire…Aujourd’hui, notre homme, interrogé dans la rue, se dirait d’abord bosniaque, puis musulman ; il se rend justement à la mosquée, préciserait-il ; mais il tient aussi à dire que son pays fait partie de l’Europe, et qu’il espère le voir un jour adhérer à l’Union. »

Sommes-nous tous atteints par le syndrome yougoslave qui semble toucher les candidats ? Sommés de nous définir non plus les uns avec les autres, mais les uns contre les autres ? Nous sommes pourtant tous des migrants et des minoritaires à qui on impose d’appartenir à des majorités plus économiques que spirituelles. Des majorités nécessaires à la multiplication des profits, aux dépens des minorités de richesse humaine !

Il y a cinq années, j’étais choqué que la campagne présidentielle ne ressemble qu’aux batailles électorales de mon village luxembourgeois. Et encore, mon village semblait plus équilibré dans ses disputes que les deux candidats français de l'époque. Aujourd’hui j’assiste à une opposition de doctrines flottantes, un jeu de masques, un jeu de rôle où la dimension humaine n’est prise en compte que par condescendance.

Les identités meurtrières

Revenu de toutes les politiques possibles ? « Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain. », écrit Maalouf.

Et il termine par ces mots : « Pour ce livre, qui n’est ni un divertissement ni une œuvre  littéraire, je formulerai le vœu inverse : que mon petit-fils, devenu homme, le découvrant un jour par hasard dans une bibliothèque familiale, le feuillette, le parcoure un peu, puis le remette aussitôt à l’en droit poussiéreux d’où il l’avait retiré, en haussant les épaules, et en s’étonnant que du temps de son grand-père, on eût encore besoin de dire ces choses-là. »

J’aimerais aussi qu’en regardant les actualités télévisées de 2012, les enfants qui ne sont pas encore nés, se demandent pourquoi on se sentait honteux et pourquoi on se posait tant de questions sur le fait d’avoir fait partie à un moment de sa vie d’une des minorités migrantes, venues du village voisin, de la région voisine, de la province lointaine pleine d’accents chantants ou traînants, de l’au-delà des mers, ou d’autres continents…tout en parlant une langue commune surtout latine, mais aussi un peu germanique et celtique, enrichie de langues africaines, d’expressions antillaises, arabes et slaves ; le français, quoi, une langue maternelle ! Et pourquoi des meurtres avaient été régulièrement commis entre tous ces migrants qui vivaient en partage.

Amon Maalouf. Les identités meurtrières. Grasset et Fasquelle, 1998.

Gravures: Caïn tue Abel. Par Julius Schorr von Carosfeld et Gustave Doré.


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