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[anthologie permanente] Dominique Fourcade

Par Florence Trocmé

Dominique Fourcade publie manque aux éditions P.O.L.

 
 

demandez programme 
ces deux mots qui font comme si 
 

Qui n’a entendu, et entendu plus d’une fois, se rendant à l’Opéra, la voix de baryton d’un ouvreur au pied des marches du palais Garnier, proposant irrésistiblement le programme du soir ? Qui n’a été poursuivi, tout au long du spectacle et bien au-delà, par la résonance de cette voix convaincante et magnifique ? « Demander programme », qui n’a vu ces mots resurgir ensuite pour nous interpeller dans mille circonstances de la vie, solitude ou pas solitude, portés autant par le souvenir de la façon dont cet homme les disait que par ce que cette formule impliquait : soit un programme tracé pour nous et dont nous avions tout intérêt à prendre connaissance – un intérêt pas seulement musical, mais existentiel. Intérêt puissamment existentiel, parce que musical ? Cet homme, en effet, parlait à la limite du chant, limite où commence l’angoisse. 
 
Pourquoi si soudain – ces deux mots dans l’espace d’un des plus beaux escaliers du monde, lui-même menant à une scène lyrique, pourquoi reviennent-ils, pourquoi semblent-ils, un court moment, pouvoir être acceptés par la couverture d’un livre qui venait de renoncer à avoir un titre ? Un répit sans doute, une séduction passagère, l’illusion qu’on pourrait échapper au sujet. Ou simplement une digression, avant que se manifeste un mot différent, le mot manque, sans commune mesure, qui aussitôt s’impose, fait place nette – ce sera lui et nul autre. Instantanément adopté pour toujours –mot qui ne fait pas comme si. Je dis « pour toujours », parce que si un titre donne à un livre son visage en même temps que le sentiment de s’être trouvé sa justesse et sa vérité, il lui donne aussi une grande illusion, celle d’entrer grâce à lui dans l’éternité.  
 
Pendant des mois, telle une buse un territoire qui ne veut plus d’elle et lui crie son rejet, j’ai parcouru ce livre à nouveau, j’ai repris les pistes de ses deuils, espérant qu’elles mèneraient à un titre, mais lui, le livre, refusait toutes les propositions. Ou alors si se produisaient, comme il arrive souvent dans le travail de la langue, des occurrences tout écrites, propositions-flash coagulations-éclair dont le quotidien est prodigue, il les écartait, n’en supportant pas l’érotique. Jamais un livre ne s’était ainsi refermé sur son chiffre, sa résolution semblait prise, résolution dont, comme toutes les décisions qui font qu’il est un livre, il n’avait prévenu personne : il vivrait sans l’amour lié au fait d’être nommé, et sans que personne puisse l’appeler, cependant bien conscient qu’il était inconcevable, ou trop cruel, qu’un livre n’eût pas de nom, et que l’absence de titre pouvait revenir en boomerang le frapper en pleine tempe pour le tuer. 
[...] 
 
Dominique Fourcade, manque, éditions P.O.L., 2012, pp. 7 à 9.  
 
 
Dominique Fourcade dans Poezibao :  
bio-bibliographie, présentation du numéro spécial (n° 11) du CCP, extrait 1, in notes sur la poésie, extrait 2, Citizen Do (par A. Malaprade), extrait 3, Eux deux fées (par A. Malaprade), ext. 4 


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