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[note de lecture] "manque" de Dominique Fourcade, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

FourcadeManquent la majuscule à un titre aussi vif qu’une gifle, manquent à ce livre-ci les voix antérieures de Dominique Fourcade — la bibliographie initiale précise « pas du même auteur » —, manquent tous ces amis décédés (parmi lesquels Godofredo Iommi, Gustaf Sobin, Bernard Malle, Haydée Cherbagi, Simon Hantaï, Hosiasson, Pina Bausch, Merce Cunningham, Stacy Doris) auxquels l’ami encore vivant destine ces élégies. Absences brutales, deuils, disparitions, fins que l’écriture interprète et improvise dans une urgence qui fait, entre autres, l’unité de ce recueil élégiaque : « livre, s’il en fut un, où tout est du pareil au même ».  
En latin, mancus signifie « manchot, défectueux » : la mort, effectivement, ravit les vivants, et blesse indélébilement ceux qui lui échappent encore pour un temps. Dominique Fourcade survit, c’est-à-dire vit sur l’écriture conçue comme une surface permettant tous les glissements de sons et de sens. Ici, ces chutes narrées ouvrent à des failles, le contact de la langue se déchire en carences, et la narration dérape, creuse, tombe, pour finalement ressurgir et s’imposer avec une netteté implacable. C’est justement dans ces heurts et ces offenses que les figures des morts se détachent avec une singularité presque fantastique : « la défunte, gracieuse et limpide, nous fait savoir qu’elle attend tout de nous ». Ce « tout », dans les mots et les choses, dans les objets et les paysages, les lieux et les lumières, la mémoire et la conscience de l’écrivain, contribue à esquisser une chorégraphie rituelle : celle par laquelle le sujet aimant délivre un hommage en plusieurs modes. Celui accordé à Simon Hantaï, par exemple, se décline en thème, motif, motet et parenthèses. Parole délivrée donc, comme on ouvre la liberté à un ailleurs de la mémoire : il pourrait s’appeler le territoire de l’impudeur, que la dextérité de l’écrivain saisit et renverse en pudeur extrême. « L’impudeur et la détermination — et la maladresse du novice — sont de moi. Je sais d’ailleurs que je te cherche beaucoup plus ouvertement que de ton vivant, il en est ainsi à chaque deuil, ainsi va l’écriture ». Le présent, alors, n’est jamais en manque de ses morts : il joue et déploie une partition complète, renouvelle les signes, multiplie les sensations, et configure une scène mentale pour celui, pour celle qui est parti(e). La mort se cache, on cache les morts, et l’écriture selon Dominique Fourcade se présente comme cette ligne mélodique et narrative qui reconstitue fébrilement un geste, une parole, un timbre, un souffle et une souffrance, autant de traces insolentes qui reviennent du monde des morts. Les mots ne manquent pas, les mots ne masquent pas, les mots ne déréalisent pas. Ils font avec la chair, avec la peur, avec la honte, avec le désespoir du vivant ce qu’aucune prière ne peut évoquer : manque à gagner la mort.  
Inquiétante anamorphose : les morts manquants s’offrent sans retenue, l’écriture les arrache à leur propre absence, et ils se révèlent plus vivants que celui qui reste, écrit et lit, celui à qui la folle audace du « je » échoie. L’écriture-vampire suce ce que l’on croit percevoir comme signes de vie. L’écrivain, de son côté, s’offre tout entier à l’écriture, et c’est elle qui décide du lien, du titre, de la coulée des syllabes et de la couleur du sens. Elle est une partie de la mémoire filtrée par le présent. Elle est une voix sensuelle qui redessine la bouche du désir jusqu’au cri. La quatrième de couverture précisera : « Dans ce livre il y a plus de lèvres que dans d’autres livres ». Des livres aux lèvres, des lèvres aux livres, il s’agit de passages tourmentés que la reddition d’une voyelle accroche et perturbe. Ces lèvres-ci désirent la beauté comme la parure d’un manque. Elles ne veulent pas chanter ni pleurer, elles ne geignent pas ; elles persistent à murmurer dans le cri le son blanc du manque, qui est toujours un. Elles convoquent certains fragments de vies qui constellent chaque page de ce livre lumineux, éblouissant, aveuglant — le manque n’est ni noir ni blanc. Elles multiplient les angles du ciel et de la terre, elles incisent, coupent, tranchent, et observent que tout tableau abrite des papillons, dont les noms toujours plus étranges constellent nos abîmes insignifiants.  
Ces lèvres embrassent quelques mots-mondes : « motet », « rosebud », « Arezzo », « sampan », « scabieuse », « loriot » refusent le désastre, et développent ce « tout arrive » auquel Dominique Fourcade est si attaché : expression qu’il faut comprendre comme une injonction et une promesse décisives. Tout arrive, même le manque, tout le manque arrive, et tout, aussi bien, manque d’arriver : on est pris au piège de l’amour des êtres, qui rayonnent dans l’espace, dans la langue, sur scène ou sur le papier. De leur vivant, ces artistes déjouaient toutes les beautés attendues. Ils inventaient l’élégance des formes et des postures, la silhouette de l’humain. Dominique Fourcade entre dans la danse d’une langue toujours en équilibre, comme il est entré, il y a des années déjà, dans la peinture : l’y conduisent, cette fois, non plus Manet ou Degas, mais Bossuet et Chostakovitch. Cadrer et viser le manque au plus près de l’adieu suppose que l’on soit plein d’une richesse délestant le corps de toutes ses émotions : le sujet est l’objet d’une multitude qui lui appartient, radicalement, dans la solitude. Le manque comme vide du moi.  
[Anne Malaprade] 
 
Dominique Fourcade, manque, P.O.L, 2012, 118 p., 16 euros. 


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