Magazine Culture

[note de lecture] "des second & premier (1)" de Dominique Quélen, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

QuélenIl y a des livres inclassables, ou dont on ne saurait accomplir le classement sinon qu’en les intégrant dans plusieurs genres, tant ils ne réduisent pas à un seul ; il arrive que, par défaut, ce qui n’exclut en rien que ce soit une qualité, on les classe dans le genre poésie. Ce n’est pas un choix esthétique, c’est une simplification, laquelle ne fait que révéler la complexité de la plupart de ces livres. Le dernier ouvrage de Dominique Quélen, des second & premier, appartient à cette possibilité.  
 
De quoi s’agit-il ? A première vue, d’un dictionnaire : en effet, on y trouve des mots, classés, en majuscules et caractères gras, suivis entre parenthèses d’une indication possible mais non obligatoire, de genre et/ou de nombre, ou d’une transcription en alphabet phonétique international ; chacun de ces mots ouvre à une ou plusieurs définitions, avec les mentions qu’on trouvera dans un quelconque dictionnaire, des exemples d’emplois et ses citations illustratives ; ainsi à la lettre O, on trouve ceci, et dans l’ordre qui suit :  
ROE EGGS (m. pl.) – Chanson : « Quel tourteau », etc. 
MOELLON (m.) – Oiseau vivant. Coups successifs (sous-entendu : contre). Succession d’instants rapprochés ou très rapprochés. Équipe. Troupe. Formation. Règle ayant été appliquée. Puanteur transmise de père en fils avec adjonction de honte au passage. (Loc.) Porter (ou se porter) péniblement à la hauteur de, instants brefs et rapprochés produisant un effet de succession rapide. 
POÉSIE – En short bilingue. Oiseau (ou autre) étêté. 
NŒUD (m.) – Vis formant axe, autrefois employée pour joindre en leur milieu les deux branches mobiles d’un sécateur. (Mét.) Ces deux branches, tranchantes en dedans. (Dr.) Tête de nœud, œuvrant à la révélation de la vérité. V. étouffat
 
On voit ce qui fait penser à un dictionnaire, on voit aussi ce qui ne lui ressemble que par dérapage ou défausse. Première constatation : les mots sont classés par ordre alphabétique, mais c’est la seconde lettre qui leur sert de repère (2); deuxième constatation : le sens de mots connus n’a rien à voir avec le sens habituel que nous leur connaissons, ni même ne semble pouvoir être mis en relation avec une logique que nous pourrions mesurer ou comprendre ; troisième constatation : si on est dans un livre de poésie, comment le/la lire ? En fait, il faut s’abandonner de tout ce qu’on est pour entrer dans la méthode quélénienne. Déjà, dans Loques (3), discours linéaire qui passait la réalité à l’épreuve du mental, on se rappelle que l’auteur avait fabriqué un système (4) qui pouvait sembler décalé, avec ses obsessions, ses principes de ruptures et son humour grinçant. Mais ici, la forme même redistribue cette réalité, puisqu’on en arrive à une sorte d’absurdité qui croise un principe extrêmement simple (le dictionnaire) à ce qui le nie (des définitions abstruses ou apparemment irrationnelles), façon de labyrinthe intérieur sans fil et sans mode d’emploi, dans lequel vous percevez que d’autres sous-labyrinthes se construisent à l’intérieur du premier, mais tout cela agencé avec un ordre qui fascine tant il vous perd, dès lors qu’on a envie d’en pousser la porte. Un ouvrage à l’épreuve du dedans. 
    
Car on retrouve des thèmes déjà croisés dans les précédents livres de Dominique Quélen, mais développés d’une manière plus radicale, puisque leur éclatement permet de les aborder plus souvent autant que de les dissimuler. Par exemple, le thème de la famille (le père, la mère, le frère, la voix qui parle – ou ce que je suppose l’être, à travers le pronom tu) est récurrent, de même que la coercition, sorte d’ordre moral invasif et destructeur, ou le corps, ses maladies, et ses attributs que sont certains vêtements ; tout cela vaque à son bas, puisque seule la misère de l’être est perceptible dans cette déclinaison de mots, sans perspective de rachat ou de grâce. On sent derrière ces éléments un espace autobiographique permanent, mais que la spécificité de la forme et les aberrations apparentes permettent de diluer ou de mettre à distance : trouver un ordre à soi-même est une affaire redoutable ; cela me semble très habile (5).  
Autre mise à distance : l’humour. Il est constant, mais avec Dominique Quélen, on ne sait jamais sur quel pied danser : s’agit-il d’humour noir, de désespoir affiché, de calembour ? Voyez par exemple : 
 
IMPLANTS-W.-C. (m. pl.) – Infection de fils. 
Comment lire fils ? Je vais voir, par curiosité à fils : 
FILS – C’est là, sous les yeux. On en reprend . Pas très à l’aise quand même. Texte dont le sujet principal est la maladie. (Spécial.) À Lille : « Soyez Père / Soyez Fils » (6). V. visitat. (Loc.) De père en fils, dans le sens de la marche ou de la descente.  
On entendra ici les combinaisons possibles que j’évoquais plus haut. L’humour est une aussi une façon de passer d’une dimension pathétique à une dimension tragique, sans s’y enfermer. On n’est pas loin de Beckett. Et si ce « petit dictionnaire hélas totalement inutile dans la vie quotidienne » (7) s’avère fort intéressant du point de vue poétique et de l’hygiène intérieure, puisqu’on ne sort pas du dedans, cela me paraît une force de ce livre qui échappe à toute catégorie et dans lequel je constate que je ne peux que circuler, comme malgré moi, à coups de freins ou d’accélérations incontrôlées. Impression que le texte bute chaque fois sur le même à quoi il veut échapper, non par incapacité de regarder de face, mais, au contraire, par volonté de construire un système qui permette de montrer et de vivre avec et malgré : or montrer le monde par une forme étonnamment singulière et pouvoir m’y tenir mieux que je ne m’y tenais, cela me semble une possibilité majeure de la poésie. 
 
[Ludovic Degroote] 
 
1. L’Âne qui butine, 308 p., tiré à 317 ex., 22 euros. Il faut saluer le travail éditorial de cette publication, dont les exigences du texte et de la typographie sont évidentes. 
2. C’est donc une explication du titre, y compris dans son ordre inversé, mais cela ne justifie pas de façon satisfaisante le singulier, qui a sans doute aussi d’autres causes plus personnelles. 
3. Fissile, 2010.  
4. Titre d’un autre livre chez le même éditeur en 2009. 
5. On notera que le livre s’achève, comme une postface ou un épilogue, par un C.V. d’une noirceur sans relief et qui avait déjà été publié dans Câble à âmes multiples (Fissile, 2011). 
6. Ancien et remarquable slogan publicitaire d’un commerce lillois appartenant à la famille Soyez. 
7. Poezibao, le 19 juin 2012, « selon la dédicace de l’auteur » à Florence Trocmé.
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines