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[note de lecture] "funambule mais le fil est barbelé" de Pierre Causse, par Yann Mirallès

Par Florence Trocmé

Pierre Causse, la pesanteur et la grâce  
 
Funambule mais le fil est barbelé : le titre de ce beau premier livre, dans son sens premier comme dans ses signifiants (le  « funambule » et le  « fil barbelé » font comme un seul mot), dit bien ce qui fait le sel de ce livre : le manque d'assurance, la difficulté, l'instabilité, dans la vie comme dans la parole. Car, suivant le fil de ces poèmes, on se rend vite compte que « funambule » est à la fois le poète, le lecteur, l'homme ordinaire (ce que nous appellerions le sujet du poème) ; et que le  « fil » est tour à tour  « la ligne du poème » (p. 34),  « des lignes de mots » (p. 50) et  « le premier coup de fil » (p. 68),  « des ficelles [pour] / relier […] / les étoiles » (p. 70),  « la ligne de l'horizon » (p. 75) ou une  « corde imaginaire » (p. 31) – en bref : la réunion de l'expérience d'écrire et de celle de vivre – par quoi l'on voit que la vie est plus et autre chose que le seul biographique (même s'il faut rappeler, au passage, que Pierre Causse a écrit ce texte alors qu'il avait seulement 17 ans!).  
On ne s'étonnera pas, alors, de retrouver dans les trois sections de ce livre (« Un seul pied sur terre »,  « je silence quoi » et  « Falloir faillir ») une prépondérance de la danse et, par-ci par-là, du théâtre. C'est que l'un et l'autre engagent tout l'être, entraînent une dialectique de l'identité et de l'altérité, posent la question du rythme et de  « la musique » (voir surtout la p. 24) :  « Sur quel pied tu m'apprends à danser / […] alors nos mains sont lentes à s'accepter » (p. 29),  « Le maintenant / le tenir / Le contour d'un danseur sa frontière / ne pas l'attraper / […] // la tension du sourire à projeter / du coin vers le centre du masque » (p. 65)... Mais surtout, la danse et la pratique théâtrale expriment un déséquilibre, et c'est pourquoi le poète peut dire – le sujet du poème se montrant par là même actif et passif, façonné-façonnant – : « je ne sais pas valser et je valse » (p. 68) ou encore ce beau vers (ou plutôt cette belle  « ligne de mots ») :  
 
why not on voltige on tangue on tombe et juste ça (p. 32).  
 
Le livre présente ainsi une difficulté qui est simultanément celle de se tenir debout, de rencontrer l'autre, de s'accorder au monde, et de parler. Le monde possède un ordre hétérogène :  « Le soleil ne danse pas au rythme de nos cœurs » (p. 64) et  « Énorme et facile le soleil nous façonne / le dialogue reste impossible face à face / […] // Sommes-nous toujours dans l'heure d'été » (p. 69) ;  « les têtes essuyées un peu envisagent / de se tendre à nouveau » (p. 62), il faut  « oser s'élancer / être-courant » (p. 18) mais la rencontre est difficile car toute chose oppose  « la résistance de sa peau » (p. 21). Et la parole reste souvent entravée, prisonnière  « du ventre » où baigne  « toute une littérature / en magma » (p. 23) – comme le dit bien tel passage et ses paronomases :  
 
couillon il faut le dire  
 
tenaille dans les tripes  
qui se retourne  
criantes fleurs d'entrailles  
couleur rouille (p. 44).  
 
La difficulté existentielle se présente enfin comme une hésitation incessante entre l'envol et la chute, entre – pour reprendre les mots de Simone Weil –  « la pesanteur et la grâce », crête sur laquelle se tient le  « funambule ». Ceci est visible dans la disposition des poèmes sur la page : tandis que dans les sections une et trois, les textes sont au centre de la page, la deuxième section justifie les poèmes par le bas – comme pour marquer un passage par la chute. Ainsi, il y a d'un côté le verbe  « chuter » (p. 30 et p. 39), un  « Icare volontaire / [qui] tombe bien » (p. 39), ou une  « pierre noire / qui cloue » (p. 56) ; et de l'autre côté, un désir de légèreté : « je vole comment je vole » (p. 20),  « c'était trop lourd à porter / tout ce machin qui ne tombe pas / la légèreté / tu en as vu la couleur / qui change et ne change pas / tous les mots qu'on y lance ça fait lourd / nous retombent dessus sur le coin de l'être » (p. 57)...  
Il y a là, non pas une malédiction, mais une donnée que le poème doit prendre en compte – celle de la naissance par quoi l'homme est pris entre aspiration au ciel et loi inexorable de la gravité :  
 
du premier manifeste déchirement  
ce cri lancé du poumon au visage  
à la volée à vau-l’eau. Au ciel en fait même si on me tient par les pieds (p. 64)  
 
Nous sommes amour à naître  
et douleur à accoucher (p. 72)  
 
car  
 
Ici sur l'instable  
prêt à l'un prêt à l'autre  
de la chute ou de l'envol  
j'en suis à la même distance  
Mon balancier un kilo de plumes un kilo de plomb (p. 73).  
 
C'est justement sur la  « gravité » que s'achève ce livre – et il faut comprendre ce mot non seulement comme loi physique, non seulement dans son sens moral, mais aussi dans le sens de  « l'échelle tonale », comme le laissent entendre ces mots :  
 
Monter voir  
jouer avec la gravité  
de sa voix (p. 76)  
 
par lesquels on voit bien que ce livre, dans les incertitudes et les tensions qu'il met en oeuvre, n'oppose pas poème et existence, mais établit leur relation dans les  « grains » (p. 74) d'une  « voix » qui se cherche et qui s'affirme ici dans toute sa singularité et la richesse de ses promesses. 
 
[Yann Mirallès]  
 
 
Pierre Causse, Funambule mais le fil est barbelé, J. Brémond, 2012 77 p, 15€. 


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