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Un entretien avec Ariane Dreyfus (2ème partie)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le second volet d’un entretien avec Ariane Dreyfus.
premier volet

T.H. : Sans du tout qu’il y ait obscurité, ta syntaxe est toute en ellipses, et elle évoque pour moi des plans cinématographiques où l’on passe sans transition de la sortie d’un immeuble à un bord de mer : le sens est donné à construire.

Ariane_dreyfus_fentre_photo_t A.D. : C’est vrai que j’ai le goût du montage, parce qu’il réveille, or j’ai toujours envie de donner des caresses au lecteur mais sous le mode de petites décharges électriques (sans doute parce que dans la vie réelle je pense tellement que j’ « endors » les autres !) mais je ne dirai pas que le sens repose à ce point sur lui. Ou plutôt, le poème ne vise pas à créer du sens. 
Je dirais qu’à la base, j’ai un motif, qui peut être par exemple autant une scène qu’un état intérieur, et ce motif, je vais essayer de le déployer dans sa logique émotionnelle pour arriver à une présence plus forte que moi-même, ou que mon seul être. Un poème c’est un moment de vie parce que c’est une expérimentation : à partir d’une expérience – une rencontre avec un élément du réel – j’expérimente ce que je pourrais faire avec les mots pour créer une sorte d’organisme capable d’agir sur nous. C’est un corps qui doit vibrer de présence, d’où ma préférence pour le présent d’actualité, et le poème que tu cites plus haut,

Pas long le poème
Viens vite !

en est un exemple : le deuxième vers, c’est comme si je lâchais soudain le stylo pour substituer à un élan un peu las une dynamique plus immédiate. On croit alors que la vie fait irruption alors que c’est encore seulement un effet d’écriture. J’adore cette affirmation de Meschonnic : « Ce n’est pas ce qu’elle dit qui définit la poésie, mais ce qu’elle fait ».
D’où la présence thématique de la mort que tu as relevée : j’ai besoin de cet arrière-plan pour que le sursaut de vie, de réaction qu’est le poème existe fortement.
Plutôt que de créer du sens, je veux me redonner des forces. Ce qu’il y a de terrible avec la vie, sans parler même de la mort, ce sont toutes ces béances qu’il faut endurer, qui d’ailleurs viennent souvent de nous : de nos fatigues, de nos peurs, de nos lassitudes. Et il est possible que par cette combinatoire de fragments que sont mes poèmes et dont je parlais tout à l’heure, je cherche à substituer à ces béances, à ces absences, la plénitude de bonds.
Pour en revenir à la notion de montage, j’y recours beaucoup parce qu’il me permet de faire du complexe avec des éléments simples. Du surprenant avec des choses qui ont l’air évidentes. Lors d’un entretien accordé par Christian Bobin à la radio, celui-ci a parlé de Bach en des termes qui m’ont ravie : «  Il prend mon cerveau comme de la pâte à modeler et il le sculpte dans une forme faramineuse ». Je pense effectivement qu’on se tourne vers une œuvre plutôt qu’une autre pour ce plaisir-là, quasiment physique. Or, du moins c’est ainsi que je le perçois, Bach ne cesse d’entrelacer des voix qui dessinent des mélodies absolument irréfutables et ce faisant il ne manque pourtant aucun vertige, aucune interrogation. Voilà ce qui me sidère : ne rien résoudre mais combler une faim en nous.

T.H. : Question complexe des citations.

A.D. : Ta question t’est sans doute suggérée par La bouche de quelqu’un, où les citations sont légion. Et pour cause : ma solitude amoureuse était telle que je me suis alors entourée de voix comme d’un manteau. Mais c’est vrai que j’adore les citations de toute façon. Cela s’explique tout d’abord je pense par mon amour de la phrase, selon moi une langue vivante n’est pas faite de mots, mais de phrases (le vers en est un mode particulier, dans la mesure où il doit être à mon sens une façon de mettre en mouvement la syntaxe).
Pour moi, comme pour beaucoup de poètes, la poésie est tisseuse de réseaux, de rencontres. Les citations en sont une forme, mais particulièrement attirante car elle satisfait aussi mon goût de la perfection. Si je cite quelque part quelqu’un, c’est parce que personne n’a dit cela aussi bien. C’est très sollicitant car cela apporte une splendeur tendue qui m’aide à écrire moi-même.
Une citation, c’est vraiment la présence de quelqu’un. Ce qui donne un statut particulier à Stéphane Bouquet dans mes livres depuis l’Inhabitable, qu’il habite en tant que personne et en tant que poète, indistinctement puisque de toute façon il a voué sa vie à la poésie. L’échange que j’ai avec lui sous-tend ma poésie, même quand il n’y apparaît pas explicitement. Il faut dire que je résiste mal à certaines voix, certaines paroles, lesquelles me semblent un mode d’existence largement suffisant. Les citations dans mes livres sont vraiment des intrusions de corps. Comme des hallucinations. Ainsi j’ai un souvenir mémorable de mon état second durant les mois où j’écrivais « Les trois coups »[1] long poème consacré à Calamity Jane et bourré jusqu’à la gueule de citations des Lettres de Calamity Jane à sa fille. À vrai dire je ne sais pas si c’était elle qui entrait dans mon livre ou moi dans le sien. État que je revis actuellement puisque je me suis lancée dans l’élaboration de trois longs poèmes où j’entrelace à mon écriture des textes de trois enfants que j’ai fait travailler durant deux ans en atelier d’écriture à Bobigny, entrelacements comme une transfusion réciproque. Comme une dérive souvent surprenante, mais pas étrangère. Le travail devient du coup assez allègre, la voix de chacun me pousse vers l’avant, et j’ai l’impression que je vais plus loin que toute seule, comme dans un passage de relais. Dans ce cas, je suis heureuse que les poèmes qui en résultent soient très longs, je me sens moins pressée de me précipiter jusqu'au lecteur comme avec les petits poèmes, je me fais plutôt exploratrice, portée par le dialogue avec l’imaginaire de ces enfants-là. Cela fait des semaines que j’y tournoie et je m’y sens très bien.
Du reste j’ai souvent ce sentiment que les poésies que j’aime se touchent entre elles, et que celle que je tente veut les rejoindre. La poésie est expérience de la subjectivité, mais je suis d’accord avec Réda quand il dit que les poètes « en sont si peu les auteurs » ; qu’ils sont plutôt un « creux déserté » où « l’Extérieur enfin parle » [2]. Les citations font partie de cette dépossession heureuse où je ne me perds pas.

T.H. : L’histoire de Calamity Jane, dans Une histoire passera ici, c’est le récit du récit, mais le récit du récit est toujours dans tes poèmes – peu fréquent dans la poésie contemporaine.

A.D. : Du moins la française, qui n’est pas toujours ma préférée actuellement !
Le récit est une manière de mettre en ordre les choses du monde, outre que cela permet d’introduire du concret, et donc de l’émotion, de le faire d’une façon pas trop lourde, pas trop arbitraire. Dans la fin de Une histoire passera ici, il y a quelque chose d’extrêmement fragile qui nous remet dans la contingence du monde, avec l’histoire du chien qui s’arrête un moment près d’une femme pour boire. Pas vraiment du récit, donc, plutôt des scènes. Avec des présences qui sont presque des hallucinations, pas si visuelles que cela, mais avec des corps tout de même.
Dans la dernière partie du recueil sur lequel je suis actuellement, où je mêle mes mots à ceux des enfants, je me suis rendu compte qu’à la fin de chaque poème l’enfant prend congé de moi, il a construit son propre départ, il sort du recueil[3] C’est ainsi dans mes livres : il y a des êtres qui viennent habiter un poème, s’y introduire, s’y installer ou passer, chaque poème est comme un carrefour où je m’approche d’une palpitation de vie, qui est toujours une lutte, une affirmation, si ténues soient-elles. Comme les personnes, j’aime les poèmes qui ont cet « allant » en eux. Ce pourquoi il y a toujours du récit finalement.

T.H. : Comment vient (comment est venu, peut-être) le désir d’écrire ? Que dis-tu quand tu parles de « l’amour de la langue » (formulation employée par Jean-Claude Milner) ?

A.D. : Je vais profiter de notre entretien pour remonter à ce propos plus loin que je ne le fais habituellement.
Pendant les premières années, le seul véritable écrivain que j’ai lu et relu, ce fut la Comtesse de Ségur. Or il y a chez elle une tenue remarquable de la phrase, une intensité dans les dialogues (rapportés au discours direct), une véhémence dans la parole comme s’il n’y avait pas d’autre moyen, avec une franchise dans les propos certes à visée formatrice, mais j’aimais cela comme des flèches ne ratant pas leur cible. Et ces drames brutalement physiques : Marguerite criant d’angoisse au creux d’une voiture renversée dans le fossé et il y a du sang de sa mère sur elle, ainsi s’ouvre ma première vraie lecture, Les petites filles modèles, sur un accident qui sera une naissance enchantée, car personne ne meurt et tout le monde vivra ensemble ; dans François le bossu, un garçon qui lors d’un incendie se jette trop tôt de la fenêtre, on n’a pas eu le temps de dégager son frère au sol et il tombe sur les épaules de celui-ci, le brisant davantage. Mais celui qui est détruit découvrira la bonté. Ce roman est mon préféré. Les chemins dans mes poèmes, si nombreux, ne viennent pas tous du Petit Poucet : au début de ce roman, c’est dans une allée qu’enfants Christine rencontre François, et elle aime tellement lui parler et l’embrasser que sa bosse n’existera jamais pour elle, qui pourtant a tourné autour de lui pour tout voir de lui. Et pendant ce temps, un homme et une femme marchent derrière eux, parents apaisés, une mère pour elle, un père pour lui. C’est une scène fondatrice.
Au risque de passer pour quelqu’un qui a été décidément une enfant bien sage, dire aussi que j’ai de très bons souvenirs des cours de grammaire car l’analyse logique m’a apporté ce bonheur d’explorer les capacités gestuelles de la phrase. Une année notamment, ce cours avait lieu en fin de journée, l’hiver c’était déjà la nuit, et moi le nez dans les phrases, absorbée par des mots venus de nulle part, à regrouper ou à faire bouger. Découverte importante : être émue par des mots en dehors de tout contexte.
Et puis Molière très tôt, qui est un écrivain que j’adore. Mon grand souvenir de lui, le premier, j’étais en 6ème: je ne sais pas encore que pour la première fois de ma vie je vais entendre chanter sans musique. Nous lisons un extrait de L’École des femmes, Arnolphe dit: « Mais enfin contez-moi cette histoire. » Alors Agnès se raconte au balcon, vers après vers je la suis jusqu’en haut : « J’étais sur le balcon à travailler au frais », si je me penche un peu comme elle à travers les arbres je découvre qu’un jeune homme peut y passer et repasser, elle ne parle pas des branches mais des révérences en boucle, et toujours plus heureuse je m’installe désormais dans les alexandrins de Molière qui jamais ne terniront et me hissent dans la langue française. La poésie ne sera pas une langue grandiloquente et ornée, elle aura la voix de plus en plus claire et décidée d’Agnès, le vers sera là pour mieux entendre l’évidence de vouloir vivre comme on s’élance tout droit : voilà la fenêtre qui s’est ouverte ce jour-là[4]. Dès cet âge, il m’arrivait avec grand bonheur de lire cet auteur toute seule à voix haute.
Depuis j’ai entendu la comédienne Catherine Hiégel rappeler à quel point on ne peut pas jouer Molière en demi-teintes, avec des sous-entendus. Ses personnages parlent toujours de face, toujours s’engageant en entier dans leurs répliques. J’aime ces lignes drues.
Et puis rendre hommage à Francis Jammes, qui a précédé les poètes qui ont compté ensuite, et qui continue à être un de mes préférés. C’est la première maison de poésie que j’ai habitée, seulement les sons m’en sont tellement familiers et certains poèmes me sont si consubstantiels que souvent je l’oublie comme un objet usé dont on ne voit plus qu’on l’utilise toujours. Mais il suffit que je l’ouvre à nouveau pour être toute confuse de m’y retrouver à ce point.

T.H. : Relisant La bouche de quelqu’un et L ‘inhabitable, je ne parlerai pas d’autobiographie : il me semble que la geste du couple dans l’amour et le désamour peut être lue comme traces d’un parcours personnel (ton prénom apparaît et le nom de personnes réelles, Stéphane Bouquet, Georges) et déborde en même temps ce cadre limité.
La mise à distance du vécu par le travail de la langue éloigne de l’intime, construit ce vécu comme récit : je lis l’histoire, reconstituée, de quelqu’un, je ne l’écoute pas tenter, près de moi, de la dire. L’écriture devient catharsis, par le fait que l’émotion, éloignée, est devenue dicible.

A.D. : Ce que tu dis là vaut effectivement pour ces deux livres, qui correspondent à une période où ma vie personnelle s’est reconfigurée : La bouche de quelqu’un : destruction de l’ancienne vie et mise en doute des appuis. L‘inhabitable : une succession d’écroulements et le livre s’arrête quand ça cesse de s’écrouler. Comme je ne savais pas où j’allais, j’écrivais au fil du temps, comme sur un radeau, dans une course en avant pour trouver la sortie. Quand dans cette débâcle quelqu’un est nommé, son prénom gravé, c’est une balise et une gratitude. J’aime les noms de personnes dans les poèmes, cela introduit non pas du vécu, je dirai plutôt de la contingence[5], c’est-à-dire du miraculeux, de l’inespéré.
Maintenant que je suis relativement sortie de ces tourmentes, je ne conçois plus mes recueils de façon linéaire, je suis revenue à davantage de construction. Il est possible que pour le lecteur cela ne change pas grand-chose (quoique personnellement en tant que lectrice je sois toujours très curieuse de la configuration d’un livre de poésie), mais dans le temps de l’écriture d’un recueil, c’est-à-dire tout de même plusieurs années, cela change tout. Dans mon premier entretien avec la revue Décharge [6], je disais : « La poésie me donne un présent multiplié et qui ne cessera plus d’être le présent ». Or, en élaborant lentement non pas un parcours, mais un ensemble que je sécrète très lentement dans un mouvement enveloppant de coquille d’escargot, il me semble que je crée une nouvelle forme de présent, sorte de condensé du présent d’actualité et du présent de vérité éternelle. J’y contemple les émotions comme dans un ciel, d’où peut-être cette impression que tu dis d’éloignement de celles-ci. J’ai découvert hier une phrase de Simone de Beauvoir qui m’a bouleversée de m’y reconnaître à ce point : « Je construirai une force où je me réfugierai à jamais » [7]. (Connivence guère étonnante : j’aurais pu la citer comme figure tutélaire puisque c’est tout ce qu’elle disait de son désir de devenir écrivain dans Mémoires d’une jeune fille rangée qui a cristallisé le mien à 14 ans). Tel que je le conçois maintenant, un livre que j’écris, c’est à la fois un chemin et un ensemble qui rayonne.
À partir de là, je me demande si la poésie n’est décidément pas sœur de l’amitié, qui est la seule relation humaine d’importance[8] qui peut non seulement nous consoler du passage du temps, mais faire qu’on s’en réjouisse. Il suffirait pour s’en convaincre de me redire ces lignes d’Aharon Appelfeld : « Mes amis fidèles qui savaient qu'un homme n'est rien d'autre qu'une pelote de faiblesses et de peur. Il ne faut pas en rajouter. S'ils ont le mot juste, ils vous le tendent comme une tranche de pain en temps de guerre, et s'ils ne l'ont pas, ils restent assis près de vous et se taisent »[9].
Pour continuer sur cette idée d’écriture comme activité d’amitié, Philippe Val a eu sur Montaigne et La Boétie des phrases qui me bouleversent incroyablement, très simples d’ailleurs : « Son ami perdu, il lui reste l’amitié. Mais que faire de l’amitié sans l’ami ? La réponse tient en un seul mot : Les Essais ».[10]

(à suivre)

Entretien Tristan Hordé, photo Tristan Hordé

premier volet de cet entretien qui sera publié en trois fois

Ariane Dreyfus dans Poezibao :
bio-bibliographie,
extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4,
aux Mercredis du Poète (oct. 06),
Un chantier de poème (Poezilabo),
prix des découvreurs 2007,
note de lecture de Les Iles britanniques d’Eric Sautou,
un atelier d’écriture, 07, ,
note de lecture de Je, Cheval d’Albane Gellé,


[1] Une histoire passera ici
[2] Premières pages de Celle qui vient à pas légers, (Fata Morgana, 1985)
[3] Il faut dire que chacun est une variation de la figure du Petit Poucet.
[4] J’ai rendu hommage à cette pièce dans un poème de la bouche de quelqu’un : « Se souvenir ».
[5] C’est aussi une forme de prosaïsme.
[6] Septembre 1997, entretien avec Valérie Rouzeau et Jean-Pascal Dubost
[7] Cahiers de jeunesse, à paraître en mars chez Gallimard.
[8] Pas d’amour véritable sans cette dimension de l’amitié, aussi. Sinon, la passion amoureuse n’est que dévoration charnelle. Cela peut être très beau, très enthousiasmant, mais il faut accepter d’être uniquement tenus au-dessus de l’abîme.
[9] Histoire d’une vie.
[10] Traité de savoir-vivre par temps obscurs

     

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