Magazine Asie

Densité et monosyllabisme

Publié le 10 novembre 2012 par Florent

Un article du monde drôlement tourné aujourd’hui nous dit que

Ce n’est pas qu’une impression : les Espagnols parlent vraiment très vite. Selon une étude du Laboratoire dynamique du langage de l’Institut des sciences de l’homme, basé à Lyon, ils prononcent 26 % de syllabes en plus par seconde que les Anglais. Et 50 % de plus que ceux qui parlent mandarin. L’étude – qui s’est intéressée à l’allemand, à l’anglais, à l’espagnol, au français, à l’italien, au japonais et au mandarin – constate que le nombre de syllabes disponibles varie de 416 (en japonais) à près de 8 000 en anglais.

Pourtant “la vitesse de transmission du message” que l’on veut faire passer est “quasi constante”. En effet, nos voisins espagnols ne transmettent pas plus d’informations, car une syllabe anglaise ou allemande porte davantage de contenu. En clair, “une langue rapide” comme l’espagnol ou l’italien a recourt à davantage de syllabes pour raconter la même histoire. La dimension culturelle peut également allonger le discours. C’est notamment le cas en japonais, où les formules de politesse, très codifiées, “font partie de l’information jugée essentielle à transmettre”. Et le français ? Il se situe dans une zone médiane. Débit point trop soutenu et densité d’information modérément élevée. Bref, nous parlons en partie pour ne rien dire mais moins que d’autres.

Intéressante comparaison ; même si la notion de “contenu du message” est sans doute difficile à mesurer quantitativement. Certaines langues privilégient l’implicite, ce qui n’est pas “dans le message” mais “caché en dessous” alors que d’autres visent l’explicite. C’est la différence entre le haut et le bas contexte selon Edward Hall.

Mais entrons dans la démarche ; les espagnols prononceraient beaucoup de syllabes en un temps donné ; les français un peu moins ; les chinois et les japonais encore moins.

Pour le japonais on note la présence d’un cadre grammatical large, incluant des formules de politesse. Je connais mal le japonais mais cela recoupe ma perception. Une objection cependant : quel était l’objet du discours en question ? Etait-ce une querelle sur l’oreiller entre un mari et sa femme ? Ou bien une requête exprimée par un citoyen à une figure d’autorité ? Le contexte jouera beaucoup sur la “densité” de la politesse requise, en raison du niveau de langage.

Pour les chinois je crois avoir une explication au chiffre de -50 % avancé dans l’article, signifiant que les chinois prononcent beaucoup moins de syllabes dans un temps donné. La langue chinoise est d’origine monosyllabique, évoluant très lentement vers le plurisyllabisme. Voir un papier sur ce sujet. Or l’article étudie le nombre de syllabes. S’il avait étudié la notion de mot les résultats auraient sans doute été sensiblement différents. Et en francais comme en espagnol une syllabe n’est en aucun cas un indicateur du sens convoyé. Si je dis “communisme”, quelle est la portion de sens portée par le “mu” ou par le “ni” ? Difficile à dire.

Alors qu’en chinois 共产主义 gongchanzhuyi se décompose en quatre caractères monosyllabiques et porteurs de sens :

共 gong4 : partager

产 chan3 : production

主 zhu3 : maître propriétaire

义 yi1 : -isme. un des rares caractères à fonction de suffixe en chinois ; il signifiait la justice au départ, mais aujourd’hui il est un peu comme le “isme” francais : il montre qu’on a affaire à une idéologie.

(nota un peu subtile : 主义 peut se prendre comme un mot plurisyllabique ; “théorie de” ; “-isme”. Voilà un exemple de l’apparition du plurisyllabisme en chinois. On retrouve ce 主义 dans le nationalisme 民族主义)

En conclusion il aurait fallu faire cette étude en comptant les mots et pas les syllabes ; mais on se serait alors heurté a la délicate question de

Qu’est ce qu’un mot en chinois ?

Après 12 ans d’apprentissage de cette langue je n’ai pas vraiment de réponse satisfaisante. Je propose tout de même une réponse en trois points :

- un mot est la plus petite entité de langage graphiquement distincte. “porte-manteau” est un mot composé de deux mots graphiquement séparés par le trait d’union.

- le chinois est constitué de caractères monosyllabiques et n’a jamais voulu introduire l’espace typographique dans son écriture (cela nuirait à l’esthétique d’un texte). Il n’y a donc pas d’autres mots que les caractères selon la définition ci-dessus.

Dans la phrase 最后,人类的社会就进入共产主义的阶段, le polynome de caractères 共产主义 se cache aux deux tiers de la phrase ; il n’apparaît pas comme un mot graphiquement distinct.

- le mot chinois est à l’origine, et encore souvent un caractère, mais il existe des mots de plusieurs caractères, présents comme entrée de dictionnaire, bien qu’ils ne soient pas distinctement visibles dans un texte. 飞机 fei1ji1 “volante-machine” est aujourd’hui devenu un mot en soi : avion. Il est devenu un mot, mais sans que les caractères 飞 et 机 ne se fusionnent l’un à l’autre (comme “mon” et “sieur” se sont fusionnés en “monsieur”) et sans que le mot n’ait son existence propre comme dans la phrase :

-   J’ai prévenu monsieur de votre arrivée

Alors que notre fameux avion n’existe pas distinctement dans l’expression :

-   固定翼飞机或定翼机

La question la plus difficile traite à mes yeux de la cognition : les chinois lisent ils et pensent ils en caractères ou bien en mots plurisyllabiques? Je crois que les études parlent d’une approche très globale de la lecture et de la pensée : regard global de la phrase et de ses polynomes de caractères, puis regard global de chaque caractère.

Mais tout commentaire avisé de lecteur passant par là m’intéresse !


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florent 10 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte