À travers le romantisme et au-delà : la voix de Mörike
Celles et ceux qui ont l’habitude d’écouter des lieder connaissent le nom de Mörike qui inspira Schumann, Brahms et
surtout Hugo Wolf. Connaître ainsi la poésie de Mörike, c’est la faire vivre à
travers un regard merveilleux, celui de grands compositeurs mais aussi à
travers des interprétations qui encadrent
l’œuvre à différents niveaux : celui des compositeurs, celui des
interprètes. L’œuvre de Mörike est plus riche de sens que les différents
regards portés sur elle, fût-ce par des musiciens de génie. Le débat sur
« parole et musique » reste infini. Heureusement.
La présente anthologie, si elle ne fait pas l’économie des lieder inspirés par Mörike, ne se limite pas à la seule version
musicologique de ce poète. Le lecteur qui veut s’intéresser à cette dimension
peut se reporter à deux ouvrages majeurs : Anthologie du lied (sous la direction d’Hélène Cao, Buchet-Chastel,
2010) et Hugo Wolf de Stéphane Goldet
(Fayard, 2003.) Jean-Yves Masson propose, lui, une anthologie qui prend le
parti de suivre l’évolution de la vie de Mörike : entre le « Trajet
Nocturne » qui ouvre ce volume et « Erinna à Sappho » qui le
clôt, plus de quarante années d’écriture poétique (de 1823 à 1865) sont
traversées. Ce parti-pris donne évidemment un éclairage très complet sur ce
singulier poète.
Quelle image de Mörike se dégage alors de ce choix et des options de la
traduction (toujours explicative et parfaitement souveraine de ses
choix) ?
Mörike est d’abord un poète romantique. Ses poèmes s’inscrivent dans une sorte
de volonté de s’écarter des références mythologiques traditionnelles. Il
invente monde personnel où l’harmonie avec la nature est porteuse d’une quête
de beauté peut-être toujours repoussée. On voit ce monde notamment dans le poème
« Les Éléments » (p. 32 à 39 de l’ouvrage) mais aussi dans le poème
qui donne le titre de l’anthologie « Chant de Weyla » :
Orplid, ô mon pays ! c’est toi,
Cette lumière, là-bas.
Ta rive ensoleillée, d’une vapeur de mer
Humecte la joue des dieux.
De très anciennes eaux montent, enfant,
Rajeunies autour de tes hanches !
Or devant ta divinité s’inclinent
Des rois qui sont tes gardiens. (p.108-109 de l’ouvrage).
Orplid est l’île imaginaire inventée par Mörike au séminaire de Tübingen, avec
son ami Ludwig Bauer et Weyla est la déesse de cette utopie plus esthétique que
porteuse d’un modèle éthique.
Le « Chant de Weyla » permet d’entendre un autre motif de l’œuvre
poétique de Mörike, celui de la nature. Rapidement, on peut dire que Mörike
s’inscrit encore dans le cadre romantique de l’expression d’une certaine
harmonie avec la nature. C’est l’image traditionnelle, présente dans toute
l’Europe depuis les Rêveries du promeneur
solitaire de Rousseau. Et l’on trouve dans les poèmes de l’ouvrage des
accents qui peuvent faire écho à l’orage de la Symphonie pastorale de Beethoven ou à celui de Chateaubriand dans René :
Vois ! les nuages s’amoncèlent en masse de ténèbres
Autour des vénérables ruines de la forteresse qui les brave !
Au loin déjà on entend le vieux Géant,
Muette la vallée attend, elle semble tout incertaine,
Seul le coucou lance ses saluts immuables, caché
Dans les insondables profondeurs vertes de la forêt, -
Voici que craque la voûte céleste, l’écho résonne longuement :
Le merveilleux spectacle a commencé !
Oui, tandis que de la haute clarté de son feu
La foudre m’éclaire le visage et les joues, voici que je crie
D’une voix forte parmi l’éblouissante musique du tonnerre
Ces paroles de bénédiction qu’elle
confirme :
Ô toi, vallée ! l’autre seuil de ma vie !
Toi, l’âtre paisible de mes forces les plus profondes !
Toi, nid miraculeux de mon amour ! je te quitte à présent,
Adieu ! – que ton ange soit mon escorte !
Ces deux strophes, extraites du poème « Visite à Urach » (p.60-67)
permettent de mieux saisir le fait que la nature s’inscrit totalement dans la
cadre de l’expression personnelle du poème. Urach fut le lieu où Mörike suivit
le petit séminaire de 14 à 18 ans. C’est le lieu de la fin de l’enfance, lieu
dont la dimension nostalgique tient au fait qu’il fallut le quitter.
La nature, dans ce retour à un lieu d’enfance, est porteuse d’harmonie certes
mais aussi de la nécessité d’un abandon, d’un départ. Et l’on voit ici que le
romantisme de Mörike n’est pas totalement traditionnel. La nature y est certes
le reflet ou le prolongement de la variation des sentiments du poète. Mais elle
est surtout l’occasion d’une sorte de mouvement contradictoire d’acceptation et
de refus qui fonde une part de l’originalité de Mörike.
Ainsi le poème « Mon fleuve » (p. 92-95) est une sorte d’appel au
suicide – « Entre en crue, mon fleuve, soulève-toi / Inonde-moi de ton
épouvante ! / Oui : ma vie contre la tienne ! » – qui s’achève
sur le refus du fleuve. Il repousse la mort et manifeste ainsi un écart entre
la nature et le sentiment du poète : « Mais d’une caresse, tu me repousses / Jusqu’à ton
seuil couvert de fleurs. » Et le poète d’être à côté du fleuve : deux
entités qui comme chez Sylvia Plath ne peuvent se confondre :
« Puisqu’il est en ainsi, porte seul ton bonheur, / Va, berce au gré de
ton onde / Les fastes du soleil et le calme éclat de la lune ». La nature
vue par Mörike traverse le romantisme au sens le plus traditionnel pour s’en
dégager assez radicalement.
D’autres thèmes se lisent également en regard de la tradition romantique. Parmi
eux, celui de l’amour et celui du voyage. Et, pour reprendre une expression que
Jean-Yves Masson utilise dans sa préface, ces lieux communs manifestent
« le choix d’une solitude paradoxale », à la fois revendiquée et
repoussée comme telle.
L’amour pourrait être une « audace sans fin » comme on peut le lire
dans le poème « Courage ! » (p. 106-107). Voici une manière de
nommer, pour ainsi dire, l’aspect révolutionnaire de ce sentiment. C’est bien
ici une conception romantique de l’amour ! Mais en même temps,
l’amour est le sentiment qu’il faut fuir ou bien celui dont il faut espérer
être tenu à l’écart, comme on peut lire dans le poème « À l’abri »
(p.112-113)
Laisse, ô monde, ô laisse-moi seul !
Éloigne de moi les dons de l’amour.
Ne séduis pas ce cœur, laisse-le
À son plaisir et à sa peine !
Le poète amoureux semble ici s’être vêtu d’une robe de bure !
Pareillement, le motif du voyage met en évidence la quête solitaire d’une
« volupté de vivre » inscrite, par exemple, dans le poème « Par
un matin d’hiver, avant le lever du soleil » (p. 40 à 43) mais il est
aussi l’occasion d’une souffrance qui est le refus même de la solitude. C’est
ce qu’on peut lire, notamment dans « Mal du pays » (p. 76-77)
Le monde s’altère à chaque pas
Qui m’éloigne de ma bien-aimée ;
Mon cœur ne veut pas continuer plus loin.
Ces mouvements, ces contradictions font peut-être partie de ce qui permet de
comprendre pourquoi Mörike est un poète qu’aucune parole critique ne puisse
réduire à une approche satisfaisante. En tous cas, on ne peut se contenter de le
décrire comme un poète romantique !
Un autre aspect non négligeable de la poésie de Mörike conduit encore à
l’expression d’un paradoxe. Il s’agit de la relation que sa poésie tisse avec
le religieux. Séminariste puis pasteur qui obtient la mise en retraite de son
ministère à 39 ans, Mörike épousa une catholique. Ce n’est point ici le lieu de
détailler l’échec de sa vie conjugale et de se demander si celui-ci suffit à
expliquer le tarissement de son écriture à la fin de sa vie. Il est plutôt
intéressant de voir que le rapport au religieux dans l’écriture poétique a
toujours été fluctuant. Certes on y rencontre l’expression sans partage de sa
foi chrétienne. Un poème comme « Prière » (p. 110-111) s’ouvre sur la
première strophe suivante :
Seigneur ! envoie ce que tu veux :
Destin d’amour ou de souffrance ;
Il me suffit que l’un ou l’autre
Ait jailli de tes mains.
C’est, de toute évidence la marque d’une croyance en la destinée religieuse des
êtres humains. Mais le poème s’achève sur une deuxième strophe qui porte une
nuance à l’acceptation de la volonté divine et cette nuance n’est pas recevable
que ce soit pour un protestant ou pour un catholique.
Mais veuille sous les joies,
Veuille sous les souffrances,
Ne pas m’ensevelir !
Au vrai, c’est à mi-chemin que se trouve
La faveur d’un sort sans éclat.
Que le croyant puisse prier pour une sorte de réserve divine, voilà qui éclaire
singulièrement la foi. Et Mörike de pouvoir affirmer également un attachement
au personnage d’Adam qui est également en décalage singulier (et totalement
assumé par le poète) de toute doxa religieuse. Le poème « Voyage à
pied » (p.96-97) présente un Adam « pas si mauvais […] que les
prédicateurs le disent » capable de ressentir dans la nature « La
joie intacte du Paradis, / Don divin / Jamais gaspillé. » L’écart avec la
représentation du péché originel est donc majeur. Et comment le concilier avec
ce qui est revendiqué dans le poème « Prière » : « un sort
sans éclat » ?
Sans doute faut-il voir là encore une marque l’originalité de Mörike dans la
poésie allemande !
Originalité qui trouve peut-être son expression la plus haute dans les liens que
ses poèmes tissent avec une réflexion sur la beauté. L’anthologie de Jean-Yves
Masson ne pouvait pas, dans cette optique, ne pas nommer le poème « Une
lampe » (p. 170-171) dont le dernier vers entraîna une longue méditation
de Heidegger sur la beauté comme rayonnement de l’être.
Encore à cette place, ô lampe belle, tu ornes,
Suspendue avec grâce à des chaines légères,
Le plafond de ce pavillon de plaisance presque oublié.
Sur ta vasque de marbre blanc dont le bronze vert doré
Enlace d’une couronne de lierre le bord,
Une troupe d’enfants joyeusement déploie sa ronde.
Ô le charme de tout cela. Forme riante, et pourtant
Tout entière nimbée du calme génie des choses graves.
Œuvre d’art, véritablement. Qui s’en soucie ? Qu’importe :
Ce qui est beau, son propre éclat le comble.
On est ici loin d’un romantisme qui voudrait assigner une mission à l’œuvre
d’art, si ce n’est à l’artiste. Et l’originalité du geste de Mörike fait
presque songer à la rencontre de la rose de Silésius et du coup de dé
mallarméen, ce que Jean-Yves Masson résume, dans sa préface, en écrivant que ce
poème parle « de l’essence de la poésie comme d’un processus dans lequel
s’abolissent le moi illusoire de l’artiste aussi bien que celui du spectateur,
pour exprimer l’essence du visible comme pur rayonnement de l’être, indépendant
de toute conscience, de toute appréciation extérieure. » Ce qui tremble
dans ce poème de Mörike, c’est bien toute la poésie romantique qui d’une
certaine manière est dépassé par une énergie qui fait signe également vers
Rimbaud ou Rilke.
[Alexis Pelletier, novembre 2012]
Eduard Mörike, Chant de Weyla et autres
poèmes. Traduit et présenté par Jean Yves Masson, La Différence,
« Orphée » n°222, 7€.