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[Feuilleton] « Avec la peau d’une autre vie » de Claude Mouchard, 4/12

Par Florence Trocmé

Ce n'est pas seulement de la misère corporelle qu'O émergeait, ruisselant de froid humide et de tristesse, quand il est arrivé ici. C'était aussi de l'imminence d'un total effacement.
Quelques semaines après son arrivée chez nous, il m'a - non : il nous a (nous le suivions, l'ami japonais, Masatsugu, et moi) - montré, le long de la Loire les lieux et itinéraires de sa survie; animé, il nous montrait des endroits où nous ne discernions rien...
j'ai déjà écrit ça, plus ou moins... je repasse par là mentalement... je piétine... complaisance ? effets ?

Sur les empiètements gris, en béton, au pied des piles du pont... il nous montrait, en chercheur des traces de ceux qui, maintenant, comme lui naguère, se blottissaient là - il nous expliquait les creux dans les herbes sèches ou les divers débris... : de vagues nids, des restes de couchage de la nuit précédente ou les cendres d'un feu, la couverture arrachée d'un livre...
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Et pourtant... il m'a dit quelquefois, abruptement, que certains jours (certains soirs où des jeunes venaient faire la fête, ou des " gitans ", et qu'éventuellement on l'invitait à se joindre au groupe), " c'était beau ", la Loire, les îles (saules dans une nuit d'été, osiers empourprés) ...
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La terreur Keats :
[...] l'oeil le plus perçant ne pourra discerner
Un seul grain de ton être sur ce dallage froid.

( La chute d'Hypérion, trad. Ellrodt)
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Mais dans la cuisine, comment laisser rageusement (à deux, assis l'un en face de l'autre, dans des moments de silence et de fatigue, voûtés sur nos chaises) remonter, comme de dessous les carreaux du sol de la cuisine, cette marée terreuse : la non-inscriptibilité d'un homme...
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Densifier, à nous deux, l' évanouissant " entre " : en nourrir, par ondes de sang psychique, la substantialité radicalement banale - et énigmatique.
(Ce que, par ces notes, j'essayais et essaie de réaliser, j'ai pris soin, et à bien des reprises, de l'expliquer à O. Et, tout particulièrement, ce que je fais de ses paroles, m'évertuant - les écrivant, quand lui n'écrit jamais - à les recomposer le moins possible...
Il a approuvé.)
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Depuis l'automne 2007 - et toujours aujourd'hui (fin 2012) - je me serai efforcé, par moments, dans nos conversations (sentant soudain que c'est l'instant...), d'être une écoute comme électrisée.
Je ne veux pas écrire quand il parle... Tout au plus, sur une feuille au milieu de la table traçons-nous des dessins plus ou moins abstraits, échangeant le crayon.
Ce n'est jamais que le lendemain dans la nuit de la préaube que je " noterai ".
Cependant, il aura fallu, la veille, dans les minutes de la conversation, la plus extrême (et très coûteuse) attention - pour l'enclenchement, à chaque fois, d'une courte et active mémoire, celle de la nuit.
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Photographies mentales instantanées prises par une attention-mémoire qui grésille.
Par elles capter ce dont je ne sais pas que je le capte :
ce qui ne se révélera que plus tard... pour quel regard revenant...
Du pouvoir de (donc) ces " instantanés ", les notes, qui ne se forment que quelques heures après, gardent quelque chose : elles-mêmes ne désirent que capter et fermement retenir ce qu'elles ne savent pas.
Tracés en suspens dans le temps ? Image se formant indéfiniment, toujours retissée (James) ?
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Oser reculer, sans trop le savoir, sans le dire, dans l'obscurité, pour chacun inévitablement béante, de sa propre provenance ?
C'est ce qui parfois, O. et moi, nous réunit en nous séparant, tous deux voûtés dans la cuisine, silencieux, également absorbés par la nuit la plus insurmontable, sous la lumière électrique.
épisodes 1, 2, 3
suite mercredi 21 novembre 2012


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