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[note de lecture] "Le livre d'El d'où" de Caroline Sagot Duvauroux, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

SagotLe titre sonne comme la double indication d’une provenance et d’un lieu, d’une origine et d’une fin. Les dentales énoncent deux infinis, un couple d’ailleurs fléchés que ces pages explorent en multipliant les inventions syntaxiques, lexicales et formelles. Livre dense, livre tendu, livre sous tension : la mort a ravi l’être cher, celui dont le prénom — Michel — est gangrené, celui qui ne reviendra plus, mais qui a marqué à jamais sa chair d’un fragment de poème, la chair de ce monde, ainsi que la chair d’une femme. Ce prénom tant aimé sème une syllabe, « El », et de cette syllabe naît une infinité d’univers et de propositions. Parallèlement, une localité, un nom propre donc, Le Buffre, donne lieu à un concept ouvert, qui va décliner tout au long de ces pages la venue d’un espoir, la sauvagerie d’un avenir, l’invention d’un signifié dont la définition échappe et résiste : « Le buffre est un son : bus, toute honte et l’amour, restent les grands oiseaux qui frottent leurs ailes sur le vent. Fr fr. » Des paysages et des villes, des souvenirs en écho, des fragments de dialogue, des secousses de toutes sortes déploient des « langues du passage », des langues de passage : entre la vie et la mort, le souvenir et la mémoire, l’homme et la femme, l’ailleurs et l’ici, la phrase et le cri, la finale et l’attaque. Celle qui parle passe parmi les morts, traverse les pays, médite, écoute, observe, recueille, accomplit. Celle qui passe vit le dénuement. Elle accomplit la patience et l’urgence, guette la nouveauté et la révolte, surprend des voix amies. Elle s’adresse à l’orient, vise l’extrême, célèbre les voyants dans une langue indemne et pourtant au plus près du risque. Quelque chose a cassé ; quelque chose est cassé. Cela n’a pas de nom. C’est à la fois l’obstacle et l’énergie : L’Attente l’oubli, comme le juxtaposa Maurice Blanchot. 
La mort ouvre des possibles du côté des lectures comme celui des écritures. Le livre d’hommage n’est plus conçu comme un tombeau fermé et humide, qui attire la pluie et les pleurs, le rite et le deuil. Le livre ne provient pas tant « de » lectures ou d’amours qu’il va « vers », ou « à ». Son objet, ici, est un mouvement, celui de la vie : la destination. Dans « destination » il y a « destin », certes ; tragédie et fermeture : « Un destin ? Si peu. J’avance face à toi. J’attends, de retour au jardin, que le vent m’emporte au massif. J’ai détruit le lierre qui t’a détruit. Tueuse je suis devenue pour que m’emporte un vent sans racine ». On y trouve aussi l’élan d’un mouvement, le sens d’une échappée, le désir de poursuivre une aventure qui n’aura pas pris fin avec la mort de l’aimé. La narratrice n’est jamais au-delà, n’a jamais rien dépassé, ni fait le deuil de personne. Et pourtant cette prose avance dans l’ignorance, et construit, consolide la traversée : « : je ne sais rien je vais vers ». Elle pose des jalons dans la langue, au fil des pages, qui, feuille après feuille, constellent un « chaosmos » fait d’ordre et de démesure, d’équilibre et d’excès, de volonté et d’attentes toujours incarnées en actes. Ces options s’inscrivent à même le livre, sur lequel se disposent des blocs de prose, des vers qui dévient ou s’articulent, se rencontrent et se fuient. Chaque page vit la langue : elle l’accueille et la dispose, la découpe et la monte. Les yeux du lecteur voyagent, saisissent des signes dans les sens, des sens dans les phrases, des phrasés dans les obliques, des pauses et des accélérations, des arrêts et des pleins. On lit avec sa bouche et ses yeux, on oralise ce qui ne passe pas, on répète la sidération. Bouche à bouche, bouche contre bouche. Ainsi, cet éclat qui brise toutes les représentations, stupéfiant la lecture et accélérant les battements du cœur : « Nous ne sommes si totalement ignorants qu’en écrivant. C’est pour ça qu’il nous faut penser ardemment et cette ardeur écrit. La stupeur suit. C’est la phrase sidérée sur la page. Noyée, immobile, ferme. Patiente. »  
Le livre se clôt, temporairement, sur des remerciements : là encore, des contemporains et des morts, des poètes et des anonymes, des fidèles et des compagnons, des majuscules et des minuscules font le tour de la vie, le tour de la terre, réchauffant le manque et l’absence de toute l’ardeur des vivants. À notre tour, remercions Caroline Sagot Duvauroux de « faire danser des silences et des signes ». Nous sommes entrés dans la danse, et elle n’a rien de macabre.  

[Anne Malaprade] 
 
Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où, José Corti, 2012, 18 euros. 
sur le site de l’éditeur 


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