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[Feuilleton] « Avec la peau d’une autre vie » de Claude Mouchard, 12/12

Par Florence Trocmé


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Cloisonnements : vitaux ? 
(À essayer en phrases d’ici –  tout autant que les empiètements des existences les unes sur les autres) 
O., par exemple, ne me ou ne nous dit pas tout, bien entendu. Très peu de la part de sa vie avec ses amis africains. C’est là une séparation cruciale – contrepartie de la dépendance où il a pu se trouver à notre endroit. 
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Tardivement, je me suis rendu compte que je « cloisonnais » entre, d’un côté, ce qui arrivait avec les gens successivement (au fil des années, des décennies) hébergés ici et, d’un autre côté, mes tentatives « littéraires ».  
En avais-je besoin ? Redoutais-je que l’écriture « poétique » puisse devenir la cible d’impératifs – fût-ce ou surtout « généreux » –, qu’elle accepte de se faire, en ce sens, prévisible... Et pourtant aujourd’hui, j’abats ces cloisons... 
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Mais les dangers de l’excès de proximité..., les écœurantes illusions de « communication », les mensonges de la proximité, voire des remêlements des vies... ? 
« L’enfer est l’emprise permanente de tous sur tous, parce que personne, pas même le héros, n’a atteint le point de différenciation qui met à l’abri. C’est l’osmose, contre laquelle on ne peut se défendre. » (Adamov
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Le type qui  sort de la chambre-studio de O. (ayant probablement dormi chez ce dernier peu de mois après son installation chez nous) et sur qui je tombe par hasard dans l’escalier, le croisant ...   
Noir (comme tous les amis d’O. ?) ; quarante-cinq-cinquante ans ? un peu terreux dès lors que tout à son désir de ne pas être vu. Un évidemment humilié…  
J’ai l’impulsion de lui adresser la parole... et je m’abstiens… Il essaie de ne pas me voir. 
J’ai néanmoins senti son désir de s’effacer (dans la lumière pâle diffusée du ciel par la vitre au-dessus de la cage d’escalier). 
Qu’il soit, peut-être,  hébergé par O., me dis-je,  c’est ce que je n’ai pas à savoir. 
Sans doute. 
Mais à ses yeux... je suis là  éclatant de la légitimité du (semi)propriétaire « chez » lui.   Il ne peut que se sentir, lui furtif, un ... clandestin. 
Le ciel de Loire glisse au-dessus de l’escalier.  
Une légère bourrasque ébranle la vitre. Odeur de poussière. Quelque chose de sans fin se déroule en trois secondes…  
Cris de martinets. 
De l’humidité chaude me perle aux paupières : tristesse (humiliation ?) d’être impuissant à ne pas accroître cette humiliation par la brutalité objective de ma position.  
Odeur de sciure en bas du vieil escalier.  
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Phrases substantiellement avides du point d’individuation de chacun... Comme une aisselle végétale animale qui se cache, se déchire... Là où une fourchure dangereuse se fait à partir de l’obscurité-continuité animale-humaine qui aura été nécessaire, en ou pour chacun, à la vie. 
C’est de là que sourd continument (imprévisiblement) pour chacun du désir qui se singularisera, le définira... (dans un passage de la continuité à la solitude insurmontable), qui sera sa « position » non choisie « dans la vie » –  à l’aveugle, parmi les autres... 
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Dimanche 10 juillet 2011, train de 14 h30 pour Paris (réunion Po&sie)... Je vais aux toilettes. Je traverse la moitié du wagon où j’ai une place, puis, d’un bout à l’autre, le wagon suivant – qui se trouve être le dernier du train. J’arrive enfin, tout à fait en queue, dans la partie du wagon aménagée pour y accrocher des vélos. Là, pas de sièges sinon quelques strapontins. Dès que j’arrive là, mes yeux tombent sur l’unique voyageur qui s’y trouve assis : pourquoi a-t-il choisi d’être là alors que, dans le reste du wagon, il se trouve des places libres (toutes, il est vrai, à côté d’autres voyageurs). L’homme assis là est en train, courbé, de s’occuper de lui-même, de ses vêtements, etc. ... Il a l’air surtout plus que seul ; il ne supposerait pas ou ne supporterait pas, me dis-je, qu’un regard puisse l’envelopper.  Or c’est, je le découvre soudain, O. !  
Jamais, me suis-je dit, je ne l’avais regardé ainsi, sans qu’il se sache vu de  moi... Et il m’est apparu comme couvert d’une pellicule couleur de cendres... 
Je vais chercher mes affaires et je m’assieds à côté de lui et on rit  (je m’aperçois qu’à travers la vitre entre les deux parties du wagon, un noir massif nous jette des coups d’œil...).  
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Parler …  Contrainte ? Plaisir ? Joie par moments… Les phrases alors se pressent. Parfois il est un peu épuisé … Ou découragé quand je comprends trop mal. 
En octobre 2007,
j’avais noté que, dans la cuisine, buvant, comme il disait, « un p’tit café », et alors qu’il avait manifestement envie de parler, il avait du mal à se faire comprendre, segmentant mal (en l’absence, aussi, de toute représentation d’une écriture) sa parole, etc. 
Mais maintenant je note, mi-janvier 08 (hier : le 14, exactement), qu’il parle de mieux en mieux. Il a reçu quelques cours de français. Mais c’est aussi qu’il est heureux de parler. C’est la fin de la journée. Il a travaillé en banlieue. Il est passé en revenant (je lui propose de manger quelque chose, il ne veut pas, il ne le mangera qu’après avoir pris une douche, et cette douche, il ne la prendra qu’après avoir parlé ici…) 
Il dit qu’il aime parler ainsi… Nous l’écoutons. Il nous donne ses paroles. 
À un moment, ce même soir  du 14 janvier 08, il a évoqué – pour la première fois probablement, son grand-père… 
Je me suis rendu compte soudain que, depuis tout le temps (depuis septembre 07) qu’il raconte la vie au village, j’avais mal compris. Il parlait souvent de sa « grand-mère ». Et je m’aperçois seulement maintenant qu’en fait, il parlait de son grand-père maternel.  
Si j’ai décelé l’erreur, c’est qu’il vient d’évoquer la jeunesse de « sa grand-mère » : un temps de déplacements, jusqu’en Érythrée, en Éthiopie…   
Et soudain je m’étonne (prêt, naïvement, à me réjouir ?) qu’une jeune femme ait pu avoir cette liberté. Il ne comprend pas mon étonnement : « Mais c’était un homme ! ». Après quels tâtonnements, nous nous expliquons. S’il a dit « grand-mère », c’est qu’il s’agissait d’un membre de la famille du côté de sa mère… J’en profite pour lui faire un petit bout de cours sur les termes de parenté en français.  
Son grand-père, donc : il en parle avec tendresse.  
Il était très très gentil. Je parlais avec lui, il me racontait sa jeunesse .  
 
C’est comme un rayonnement dans les phrases d’O, qui sourit. 
C’était comme mon ami. 
(J’ai noté sa phrase exactement : preuve, cette dernière, qu’il sait maintenant utiliser les mots et la syntaxe.) 
Il avait donc pu, O., garder longtemps cette certitude : quelqu’un était vivant qui désirait que lui, O., soit en vie. 
La dernière chose qu’O. ait su de sa famille, une fois en Libye, c’est que son grand-père était mort peu après son départ. 
« C’était comme mon ami » : réentendre cette phrase dans ma mémoire, à une nuit de distance – discrètement, comme elle fut dite –, fut soudain chose perçante, une aiguille de lumière. 
  
épisodes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 
télécharger le fichier de l’intégralité de « Avec la peau d’une autre vie » :  Téléchargement Claude Mouchard, avec la peau d'une autre vie, notes (Poezibao, 2012)
 
©Claude Mouchard 
 


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