Magazine Culture

[note de lecture] "La face nord de Juliau, huit, neuf, dix" de Nicolas Pesquès, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

 
PesquèsAvec l’ensemble des volumes qui composent La face nord de Juliau, Pesquès appréhende un motif. Et en ce dernier livre, il revient notamment sur le jaune qui perce, au travers de la présence des genêts. « [L]e jaune du genêt » est ce « jaune conjugué ». Conjugué à la lumière du jour. Un « jaune irréversible » qui est proprement ce qui subjugue, nous mettant « en souffrance ». Un jaune changeant imperceptiblement à chaque heure du jour. Mais il n’y a pas que le jaune à être changeant. Tout, absolument tout est changeant. Le motif de Juliau devient en tout point semblable à la montagne Sainte-Victoire que Cézanne chercha à peindre dans sa plus grande vérité possible, c’est-à-dire dans ses plus intimes et géométriques variations. Avec ce peintre, « chaque paysage [de la montagne Sainte-Victoire] est peint depuis un point de vue légèrement différent ou selon un angle distinct » ; « chacun met l’accent sur des composantes spécifiques du premier, du second ou de l’arrière-plan. La majorité de ces œuvres paraît transmettre littéralement la luminosité et l’atmosphère changeantes de la vaste plaine », comme le résume Joseph J. Rishel. Pesquès avoue lui-même que se trouve à l’origine de son projet d’écriture « une tentative de transposition : appliquer à l’écriture d’une colline ardéchoise l’insistance et l’assiduité de Cézanne sur son motif ». Et, de fait, avec Pesquès comme avec Cézanne, l’on est placé face à la reconduction d’un dire (fût-il uniquement visuel) qui donne à exister une multitude de variations. Et celles-ci ne traduisent pas uniquement l’échec obligatoire qu’il y a à faire exister un motif, quel qu’il soit, et si restreint soit-il, dans tous ses frémissements, par le biais du recours à une forme d’expression. Cézanne confie ainsi à Joachim Gasquet, en des paroles mêlées d’inquiétude et de la douleur du sentiment d’échec : « Ma toile pèse, un poids alourdit mes pinceaux. Tout tombe. Tout retombe sous l’horizon. De mon cerveau sur ma toile, de ma toile vers la terre. Pesamment. Où est l’air, la légèreté dense ? Le génie serait de dégager l’amitié de toutes ces choses en plein air, dans la même montée, dans le même désir. Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même. Être alors la plaque sensible. Donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui a paru avant nous. » Si Pesquès parvient à donner « l’image » de ce qu’il « voit », en oubliant « tout ce qui a paru avant » lui, s’il parvient à peindre la « minute du monde qui passe » dans sa « réalité », c’est suite à l’utilisation savante et conjuguée de certains procédés. Quels sont ces procédés par quoi le langage peut se délivrer de la représentativité pour devenir tout entier un voir dont le lecteur peut s’imprégner, tout en conservant avec lui une certaine distance ? Comment avec la langue « arpent[er] les terres de la couleur » ? La couleur qui est douloureusement « là pour ne pas être sais[ie] ». Comme l’écrit Jean-Claude Milner (dans L’Amour de la langue), citation que Florence Trocmé a très justement mise en liens avec Pesquès dans Le flotoir : « [d]ans la langue, qu’il travaille, il arrive qu’un sujet [...] fraie une voie où s’écrit un impossible à écrire. » Ainsi, quels sont les procédés par quoi un impossible parvient à s’écrire ? La métaphore, bien évidemment. Mais aussi la variation. Celle-ci découle d’une utilisation volontairement viciée, instable, de la répétition. C’est ce qui se répète, mais avec d’infimes changements, et, chez Pesquès, dans une conscience renouvelée du désastre. Ces changements résultent d’un déséquilibre qui est le moteur même de toute l’œuvre. Et si Pesquès utilise tant la répétition, c’est bien pour faire en sorte que le langage ouvre sur le voir. «[C]’est lire ou regarder ». Toujours. Mais grâce à la variation, qui découle, comme nous l’avons souligné, de la pure répétition, le lecteur est en proie à une forme d’hypnose lui permettant de se détacher de ses aprioris de lecteur qui fondent nécessairement sa lecture. L’orientent. La pervertissent. Il s’agit bien ici d’hypnose dans le sens où, rappelle Raymond Bellour dans Le corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités, « [d]ans le processus classique de l’hypnose, les formules répétitives et circulaires de l’hypnotiseur, invitant ses patients au sommeil, assurent ce facteur rythmique qui contribue à soustraire ceux-ci à leur environnement en les invitant à s’abandonner à lui ». Mais ce n’est pas suffisant. Par l’utilisation conjuguée de la métaphore et de la variation, Pesquès ne parvient pas tout à fait à faire en sorte que ce soit : « écr[ir]e pour voir ». Pour qu’avec le langage ne disparaisse pas le jaune, par exemple. Car « disparaît la couleur », « tout de suite interne et intouchable », « quand c’est dit ». Pour que le lecteur bascule véritablement dans une vision du motif, il faut un troisième élément. Il faut l’instauration d’une forme d’illisibilité dans le poème, Pesquès cherchant à « [e]mprunter une autre voix » : « l’imprévisible du sens absent ». Ainsi, écrire devient parfois « écre », « j » est tout à la fois « jaune » et « Juliau » etc. Pesquès « traque l’autonomie des mots, leur limite visuelle, l’appel du hors-langue ». Dans le « huis clos » qu’est la langue, où ne cessent de se nouer et se dénouer des tensions, conception barthésienne, Pesquès s’attache à ce que la « liberté » prime sur le « pouvoir », à ce que l’ « émancipation » triomphe de la « servilité ». Et l’on est « entier pris dans la dessaisie / de la constructive ». Ce faisant, l’auteur cherche inlassablement à « explorer l’espace entre ce que les yeux voient, ce qu’ils lisent ». La forme légère d’illisibilité, il la souffle sur la page, défaisant les syntagmes. Écrire devient en ce sens « écrire […] pour que l’inconnu du langage nous sourie ». Et cette brume d’illisibilité joue avec la présence du blanc sur la page pour faire en sorte que le texte se déploie telle une partition, imposant une beauté visuelle. Une beauté qui tient aussi au fait que ce qui résiste sous nos yeux contient, on le devine, une sémantique en attente d’être entièrement déployée. Lisant Pesquès, l’on est bien face à une partition telle que décrite par Valery Afanassiev dans Notes de pianiste (citation également réveillée par Florence Trocmé grâce au Flotoir) : « Je me suis mis à regarder les partitions [...]. Je les regardais, je les écoutais. […] La musique entrait en moi pour rester à l’intérieur, pour vivre dans mon corps […] ». Longtemps, le livre refermé, la musique du motif que donne à entendre La face nord de Juliau continue de résonner à l’intérieur. Elle résonne encore.  
[Matthieu Gosztola] 
 
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, huit, neuf, dix, André Dimanche Éditeur, 2011, 211 p., 19 euros.  


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines