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[Les entretiens in-finis], avec Patrick Beurard-Valdoye,9/1

Par Florence Trocmé

Du nom 
première partie de l’entretien 9 avec Patrick Beurard-Valdoye 
Entretiens précédents : (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8), 

Florence Trocmé : lisant les Notes de Hampstead de Canetti, je suis tombée sur une remarque qui m’a immédiatement fait penser à vous et à votre travail ainsi qu’à nos entretiens antérieurs.  
Voici la citation de Canetti :  
« Les noms : de tous les mots, les plus énigmatiques. Une intuition, qui me poursuit depuis des années et provoque en moi un trouble grandissant, me dit que l’élucidation de leur nature réelle nous livrerait la clé de l’Histoire. De même que le décryptage d’anciennes écritures a ramené à la vie des civilisations disparues, une interprétation des noms révélerait la loi qui régit tout ce que l’humanité a fait et souffert. En comparaison l’exhaustion des nombres, fâcheusement inaugurée par Pythagore, serait indigente et d’une efficacité limitée ». (Note datée de 1960, p.48) 
Pouvez-vous dans un premier temps réagir à cette citation. Lorsque je vous ai contacté pour vous proposer ce nouvel entretien, à partir du germe de cette citation, vous m’avez dit qu’un entretien sur la question du nom avait pour vous quelque chose de terrifiant et vous avez même ajouté : « interroger le nom est autant folie qu'interroger l'existence de dieu.) 
Patrick Beurard-Valdoye : Oui, évitons le courroux des dieux ! Ce texte de Canetti a quelque chose d’une margelle autour d’un puits dangereux. C’est comme ça avec lui : la douceur des mots mêlée au brusque tremblé sous la peau. Songez à l’entame de Masse & puissance (j’espère que ma mémoire lui est restée fidèle) : « Il n’est rien que redoute davantage l’homme que son contact à l’inconnu ». Nous voilà embarqués vers le Maelström. Ou plutôt sur l’un des bras du delta danubien, inextricable. 
Son mot intuition est essentiel : ressentir, faire sentir, suggérer, plutôt que démontrer, contrairement à la posture rhétorique de son aîné Sigmund Freud. On pourrait parler de prescience chez Canetti. 
C’est plus généralement l’intuition des origines, et d’une langue perdue dont nous porterions le deuil depuis le retrait des dieux. Parfois l’envol poétique rejoindrait peut-être cette langue oubliée. C’est tout Walter Benjamin aussi, n’est-ce pas ? Mais également Velimir Khlebnikov (venu de la « Mer des trente noms ») ; ou encore, parmi tant d’autres, Charles Olson via Keats. 
Mais se confronter à l’origine, n’est-ce pas se heurter au mur de l’impossible tel un papillon de nuit contre une vitre de fenêtre éclairée ?  
Et si l’origine relevait d’une fable monothéiste ? 
L’énigme contenue dans le nom – cette profondeur du temps qui en suinte –  cette lymphe, Canetti lui, « lévantiniste » venu des confins de l’Europe, il la devine, l’entend, il la sent de loin et, en 1960, il ose encore nous en parler. Il nous laisserait supposer ses rencontres de naguère avec des personnes revêtues de savoirs antiques. Quelque chose est en train de se perdre là, devant nous. Canetti a plus que l’intuition d’un accès possible à l’inconnu, par le nom. Il a la nécessité du dernier témoin, avant que tout cela ne disparaisse. 
Et nous Florence, qui pourrions encore quelques fois avoir cette conscience, cette réminiscence, nous n’avons plus la clef d’accès. C’est si loin à présent, que nous ne pouvons même plus vraiment en parler. Cela me désole autant que cela me pousse davantage au poème. C’est comme lorsque nous vient une soudaine interrogation concernant un aïeul, et que les grands-mères et les grands-tantes qui savaient viennent de mourir.  
Cela nous rendrait mélancoliques, si nous ne nous persuadions des immenses potentialités offertes d’un présent allégé. Allègre, donc. Et parce que l’art fait barrière, il nous tient à distance d’un passé aspirant et nous aide à accomplir son deuil, il contient le saut, empêche le retour-né. Dans Calendar c’est je crois la voie qu’Atom Egoyan nous trace. Tadeusz Kantor montre même dans La classe morte notre profil de tueur de notre enfance. Vous remarquerez au passage que Canetti ne s’attèle pas à l’élucidation de la nature du nom. Il la suggère mais la laisse à d’autres. 
C’est vrai, tout cela est un peu terrifiant.  
Aussi parce que notre ombilic est lié prioritairement au monde de l’analyse où le langage, amorphe, est vecteur de normalité. L’intuition qui pourrait filtrer d’un poème en vers ou en prose rebuterait rapidement dans la parole délayée du commentaire, ou de la langue de communication qui, comme l’écrivait déjà Benjamin, a substitué au merveilleux, le plausible.  
Mais revenons à la charge épiphanique des noms, n’est-ce pas ? 
Par intensification, par concentration – je parlerais d’advertance – la relation poétique aux mots conduit à considérer tout nom comme s’il était un nom propre. A lui conférer une sorte de lignée, et à l’envisager en lieu de dépôt de la langue. En l’appréhendant comme un lieu-dit. Mais aussi, un lieu-tu. Il s’agit de glisser du lieu commun au nom propre : opération vers ce que je nomme lieu propre. Tout un paysage inconnu, une terra incognita, silencieuse mais pas muette, rôde aux parages du nom, ainsi rayonnant dans une zone de mystère et de doute, et qui vient de très loin. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas le verbe, mais le nom qui serait réverbère. Dans la phrase ou le vers lus, le nom est borne lumineuse sur le chemin, donc un point d’encrage, sur lequel l’œil s’appuie, oscillant dans l’agencement, cependant que la pensée acquiert une mémoire graduée du texte. La phrase est comme une vieille maison rénovée, réaménagée, et les noms en sont ses pièces d’où le déplacement s’effectue.  
Je vois une survivance de l’ancienne conscience des « abysses du nom » dans des expressions populaires – idiomatismes ou parlures – employées pour marquer la stupéfaction : nom de nom ;  nom de dieu ; nom di diou ; nom d’un chien ; nom d’une pipe ; vingt noms. A quoi s’ajoute le dernier mot que notre pauvre Baudelaire pouvait encore prononcer, terrassé, devenu aphasique devant l’un des confessionnaux – de vrais immeubles, et décorés d’une myriade de fleurs du mal – de l’église saint-Loup à Namur : crénom. Et Namur, c’est Namen, ce sont les noms…Crénom, quand on y pense… 
Un peu plus loin dans le même texte de Canetti, il y a ceci : « Le nom en tant que racine et le nom en tant que vaisseau. » Double assignation bouleversante. C’est selon ces deux directions que je ressens également la profondeur du nom. En songeant au navire, on imaginerait l’effroi que représenterait pour le passager (migrant avec ses racines) la vision des fonds marins par la coque. D’une certaine façon, la traversée de plus en plus rapide à la surface des océans fut rendue possible en dissimulant leurs inquiétantes profondeurs. En les faisant taire. 
Remarquons au passage qu’appliquée au nom propre, cette phrase de Canetti anéantit la notion mortifère de « français de souche ». Or, c’est justement ce que nous offre le langage rromani : nav signifie le nom, mais aussi le navire. Quel cadeau les Rroms nous font là ! Je l’avais déjà évoqué dans notre entretien infini 8. Il est bien possible que Canetti puise cette double assignation dans la culture rromani. En tout cas elle n’est possible ni en bulgare ni en yiddish, ni en allemand. Il existe en outre une tradition tsigane du prénom secret – vaisseau – soufflé par la mère à la naissance en même temps que le prénom donné – racine. Cette construction du nom doublé du secret se retrouve dans certaines traditions juives. Walter Benjamin racontait que ses parents lui avaient attribué à la naissance le nom secret d’Agesilaus Santander (quasi anagramme d’Angelus Satanas) car, disait-il, ses parents devinant qu’il deviendrait écrivain, redoutaient qu’il ne soit trahi par son nom. D’après Gershom Sholem, Benjamin prétendait qu’un de ces anges d’un instant se présenta à lui pour consentir à lui révéler son nom et disparaître. Au passage il s’agit du récit inversé de l’ange combattant Jacob, lequel nommé Israël, ignorera à jamais le nom de l’ange. 
Mais il faut peut-être revenir à Elias Canetti … ? 
F.T. : Vous m’aviez également dit dans votre toute première réponse à cette proposition d’entretien, que vous aviez « frôlé Canetti à Wien ». Mais encore ? 
P. B.-V. : « Frôler » est certes fortement pimenté après avoir parlé d’ange – la poète H. D. préférait parler d’Eidola.  
Cela fait partie de cette méthode de mise en perspective du texte par ses lieux, quand j’aimerais véritablement rencontrer l’œuvre d’un auteur. Une mise à l’épreuve des lieux, textes à l’appui. Mon pèlerinage est donc parti de la Währingerstrasse, au niveau de l’Institut de Chimie où Canetti faisait des études d’ingénieur – remarque pas inutile si l’on songe à l’allusion sur les nombres, et le manque d’efficacité de leur exhaustion – puis j’ai emprunté le tram n° 38 pour atteindre Grinzing, et surtout rejoindre la « Himmelstrasse », la rue du Ciel. J’ai retrouvé la maison, l’appartement qu’il louait dans les années 30. Bavardé avec des voisins. Nous sommes 500 mètres sous le tertre « am Himmel », là où Freud conçut la science des rêves. Au bas de la rue c’est le petit cimetière où sont enterrés Gustav Mahler, et Manon, « l’ange » (du concerto) d’Alma et de Walter Gropius. Un second repérage m’a mené sur une autre colline, là où logeait Canetti un certain 15 juillet 1927, journée d’émeutes et de répression qui allait transformer sa vie comme son œuvre – pas seulement lui : c’est un basculement de société en Europe centrale, que ressentent aussi bien Freud (toujours en vue d’oiseau) que Wilhelm Reich (sur le champ) ou Karl Kraus – et conduire trois décennies après, à Masse & puissance. J’ai visité sa chambre mansardée d’étudiant, j’ai pu vérifier la vue par la fenêtre (sur le Steinhof, vous savez, la cité d’aliénés), etc. J’ai refait le parcours point par point, retrouvé les stations, marché sur ses pas ; et j’ai relu. Alors en « branle » dans cet écart médian entre passé et présent élargi, j’ai « su » trouver quelques passages de mon Gadjo-Migrandt
C’est assez limpide : si l’on fait cela, on sait à quelle intensité des signes s’attendre, à moins d’être capteurs tout éteints. Il faut juste prendre quelques précautions pour ne pas se brûler … Surtout avec Canetti !! 
 
F.T. Je voudrais maintenant me faire plus précise et vous poser la question de la place du nom dans votre travail, depuis le début. Le début du nom en quelque sorte, quand il a commencé à prendre de l’importance. Peut-être pourriez-vous évoquer vos premières investigations autour des noms et en quoi votre méthode de travail a à voir avec les noms pour ne pas dire qu’elle procède souvent d’eux ?   
P. B.-V. Tout a débuté à Berlin dans les années 80, avec Allemandes. J’étais fasciné par ce que les Allemands appellent les « Fremdwörter ». Beaucoup proviennent du français que les Huguenots exilés ont introduit en Prusse. Ce sont le plus souvent des noms ou idiomatismes dans lesquels on reconnaît le français, mais qui ont subi une transformation, une sorte d’érosion provenant de l’assimilation dans l’allemand, comme de l’usure du temps. Un des plus fameux est fisimatenten (complications) qui provient de « visiter ma tante ». Je m’employais à repérer ces « mots trouvés » dans les conversations ou à la radio. Puis j’ai construit une partie d’Allemandes en agençant côte à côte le nom allemand et le mot d’origine, et j’avais l’impression d’avoir dans l’entre-deux, sous les yeux comme dans l’oreille, une pelote du temps : deux cent-cinquante ans d’une histoire franco-allemande rendue visible par cette empreinte. Je ressentais parfois dans cet écartèlement lexical la détermination des exilés, leur refus de la tyrannie. C’était parfois vertigineux. Je n’étais pas le seul à être sidéré par cela, et je me souviens de discussions passionnées avec le poète concret de Fluxus Emmett Williams, comme avec des auteurs de langue allemande.  
 « Naturellement », j’ai poursuivi cette expérience, en franco-français, dans Diaire, en faisant remonter au visible des schistes historiques  - souvent schismes ! - par confrontation entre le nom usuel et sa déformation dialectale dans les zones que traversait mon récit épique (le parcours de Jeanne D’arc à l’envers démarré depuis Reims). Evidemment je me suis heurté à la doxa condamnant l’usage des « patois » comme l’on dit, et partant, des mots inventés. Je me suis également imprégné des termes spécifiques de métiers, dont le sens est décalé par rapport au français académique. Le lexique de la mine par exemple, ou celui des bucherons ou des cordonniers. 
Parallèlement à Diaire, qui était un vaste chantier, j’ai eu le besoin d’écrire des poèmes-listes liés à mes randonnées, constitués de toponymes tout au long d’une rivière ou d’un fleuve, et selon le principe de la kyrielle. J’ai appelé cela mes « théories des noms ». J’étais excité lorsque l’on passait d’une langue à une autre, où les noms propres identifiables d’une langue donnée étaient proches de ceux de la langue sœur. Comme une traduction fluviale.  
La Meuse, qui devient Maas, fut décisive par la suite.  
Avec une quinzaine de ces poèmes-fleuve, je me suis aperçu que j’étais en train d’élaborer un abécédaire, basé sur le principe d’une lettre associée à un cours d’eau. Et lorsque Le cours des choses fut achevé, je ne savais pas très bien quoi faire de cet abécédaire bizarroïde ne ressemblant à rien, utilisant une dizaine de langues européennes. C’est alors que j’ai envoyé le manuscrit à trois personnes pour recueillir leur avis, et savoir si l’on pouvait sérieusement envisager une publication. J’ai donc expédié ce « truc » à Jacques Roubaud, à Bernard Heidsieck et à Jean-Marc Baillieu. Non seulement ils ont trouvé la parution nécessaire, mais à ma grande surprise, Jacques Roubaud me proposa d’en publier une bonne partie dans Po&Sie et Bernard Heidsieck m’invita à en lire un extrait au festival Polyphonix. Et quand le livre parut (avec les dessins de Pierre Alechinsky), Blaise Gautier me proposa d’en faire une lecture intégrale dans le cadre de sa Revue parlée. A l’issue de quoi plusieurs personnes me dirent leur émotion d’entendre mentionnés leur hameau ou leur village – ou des toponymes qui leur faisaient penser à – et que cela leur rappelait ces jeux de mots enfantins sur des noms de lieux. Ces réactions se sont par la suite confirmées. J’étais étonné de l’impact, en particulier en dehors des « cénacles de poésie », et cela m’a fait réfléchir.  
Je crois que cette concentration de toponymes et de noms étranges, ou étrangers – étranges aussi car atemporels – dégage une forte énergie, qui atteint notre mémoire la plus profonde, peut-être enfouie. Cela nous ramène précisément aux propos de Canetti. 
[à suivre] 


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