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[note de lecture] Liliane Giraudon, "Madame Himself", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


 
Livre-madame-himselfElle-même, c’est-à-dire l’il en elle : ce devenir-ci passe par la maladie et fixe un sexe à la guérison. Ce texte est une fable, un mythe, un essai biographique : une tragédie comique qui interroge l’appartenance (mot très inquiet et très inquiétant) sexuelle depuis un corps amoindri, un corps en bataille et en révolte contre lui-même et contre les assignations à comparaître de toutes sortes. La chair développe des cellules qu’une autre agression, celle livrée par les rayons des médecins, va proprement brûler. La médecine, nouvelle guerre de Troie, exerce un incendie invisible, dont les flammes lèchent le cancer : on fait disparaître, on ampute, on découpe et morcelle, on extrait. Cherchez la femme ? Cherchons la femme ailleurs que dans les organes signes de la féminité : au-delà ou en deçà des seins et de l’utérus, dans ce qui reste des extraits du corps, très éloignée d’elle-même, et cependant encore petite fille, encore amoureuse, plus que jamais conduite par ces mots justes qui révèlent un féminin hors d’atteinte, excédant tout réalisme, refusant tout bon sens, toute révélation identitaire. « Ici entre Gertrude avec son glas : Le chef-d’œuvre c’est de savoir qu’il n’y a pas d’identité et le produire alors que l’identité n’est pas ».  
Cinq tableaux, ou micro-actes annoncés par la voix Djuna Barnes qui, décapitant la prose en vers cous coupés, exposent le destin d’un personnage voyageant dans le sexe comme d’autres voyagent dans le temps. Sur la lune on n’a pas le même âge que sur terre. Sur terre on se découvre Pierre depuis Pierrette. À partir d’un nom merveilleux —Mademoiselle Pierrette Davignon —, Liliane Giraudon (tiens, ça rime !) va consigner quelques traits d’un destin exemplaire : l’histoire d’une demoiselle dont la durée interne est hétérogène, toujours changeante, exceptionnellement infinie. Une mademoiselle issue de Stein qui prend la relève d’une Penthésilée déconstruite par Kleist ; une mademoiselle qui muera, mutera, mourra à elle-même pour révéler avec quelle intensité je est un autre. Elle s’endort Mademoiselle et se réveille Monsieur alors que le titre annonce une Madame. La littérature n’est plus le neutre : le il, le ça, l’innommable, la terreur grise avaient renoncé aux bifurcations et aux choix, aux découpes et aux morsures, aux meurtres et aux crimes. Ici elles (la littérature depuis la femme, Liliane et ses consœurs : Gertrude, Djuna, Pierrette et Penthésilée) vivent la question jusqu’à l’ablation. Peuvent-elles se désolidariser de la loi des femmes et (re)devenir femmes alors qu’elles sont assignées (par la mère, le frère, l’amant, l’institution, la société, la religion) à la féminité ? Où vont-elles lorsqu’elles sont abandonnées par leurs organes ? Peuvent-elles désirer sans déchirer ? Enlacer sans lacérer ?  
Et puis le pouvoir se tresse à l’impuissance de la langue : un titre, un prénom, un nom propre, une légende disent et ordonnent. En écrivant Liliane Giraudon se fie aux écrivains et à l’écriture, et se défie de tout ordre, si ce n’est celui de la lettre intérieure au corps vivant. Le texte-corps se calque parfois sur une étymologie, un ordre crypté, une injonction paradoxale. « On va trouver des mots pour ça » : ça a commencé comme ça, c’est la préface qui le dit, éclairant le mouvement de l’écriture sans jamais le défigurer. Deviens ce que tu es. Soustrais le féminin à la vie. Dénude le corps pour rester en vie. Épanchement du il en elle, d’un frère en une sœur, gémellité d’une haine caressant l’amour, que la poésie « descriptive c’est-à-dire locale » ici mise en œuvre accomplit. Que reste-t-il du moi, provisoirement conçu, décomposé, recomposé, né après coup, après tous les coups reçus ? Un sans-visage, un sans-corps, un sans-sexe ouvert à la mélancolie, celle du cœur qui bat au rythme des désirs. La guérison paraît trop arithmétique et trop définitive, alors que l’on n’est jamais tant soi-même que lorsque l’on s’est perdu. « Trouver ce qu’on cherche : un fait embarrassant. »  
Je ne sais comment dire à La Poétesse que son dernier livre rayonne de la chaleur du corps que l’on voudrait étreindre et protéger.  
[Anne Malaprade] 
 
Liliane Giraudon, Madame Himself, POL, 2013, 84 p., 16€. 


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