À la fin du livre : « Il
me fallait sortir de ça. » (p.167) et « Il s’agissait de se
retrouver. » (p.171) Il y a donc bien une nécessité, un trajet, un but. On
va bien, par le livre « de A à B » (p.10-p.160). Même si l’histoire
n’est que « l’histoire de la boucle » (p.163), il y a bien une issue
finale au « carcéral de (la) tête » (p.113). Je commence par la fin
parce que ces pages où l’auteur s’interroge sur son travail, sa portée, sa
communicabilité, permettent de remettre en perspective tout l’amont du livre et
de considérer ce que j’appelais sa nécessité. Cette fin de course n’est
d’ailleurs aucunement de l’autosatisfaction : l’auteur semble avoir
nettement conscience de la difficulté qu’il y aura pour le lecteur à saisir le
geste d’écriture : « Tout à soi est full composite (tableau, éléments, cadre). Inutile de dire d’où je
parle. Sans sens. Sinon celui de l’autorité de ce qui est réuni. Mais comme il
semble bien contradictoire de se dire singleton
déterminé pour provoquer œuvre
échappée … Ouste ! » (p.159) C’est vrai qu’aller au plus profond
d’une solitude, et partager, tient du grand écart difficile à tenir.
Écarts, ou tensions identiques entre « le témoignage et la pensée » (p.167),
entre le collectif et l’individu, entre « l’écriture continue de
soi » (p.27) et « se voir confondu avec le siècle, son siècle, dans
le grand chaos d’une histoire à raconter » (p39). D’où l’écriture-remous,
maelstrom, avec ses blocs de prose assez longs composés souvent d’une phrase
tout en rebonds et méandres, exprimant la nécessité autant que la difficulté de
dire. Une scène se détache (centrale ?), celle de la
« pommeraie », plusieurs fois reprises sans être vraiment racontée.
Plutôt qu’une organisation autour ou à partir de ce qui peut être lu comme un
traumatisme, un point aveugle, on a bien davantage l’impression d’un
éclatement : « ta vie est un grand puzzle de n’importe quoi » (p.77),
« la vie est ce grand puzzle que tu as démonté » (p.89), « le
puzzle de vivre » (p117)…
Alors la pensée comme une superstructure permettant de figer assez pour avoir
l’impression de comprendre ? Ce pourrait être une solution : une
auto-analyse jusqu’au clair et au calme, « de A à B ». Ce n’est pas
le cas, même si nous sommes bien ici en face d’une poésie pensive, ou pensante.
Pensée folle, mais pas erratique ? En tout cas une pensée qui se construit
sur les ruines de la pensée/culture communes, en réorganisant ses matériaux
d’une façon neuve, qui n’a rien à voir avec la logique rationnelle. Comme une
pensée qui se saurait rester au seuil de vivre. En tout cas, comme la poésie,
elle fait sa part au silence : « mais
nous ne trouvons / que silence désordonné » (p.125), « je reste
un homme (qui porte un silence sourd) » (p.133), « Le silence se
fait, il est la rotule des temps. Juste avant et juste après la pensée. » (p.171)
Il s’agit bien d’une « déroute » (p.121) et dans ce mouvement une
forme particulière de lyrisme naît : « D’où ça chante » est le
titre d’une partie et le terme « lyrisme » est plusieurs fois
employé. L’intellect est déraillé mais pas arrêté, il continue d’avancer, de
proposer une cohérence incohérente d’exister.
Je ne crois pas du tout que cette poésie vise à tourner en dérision notre
vision normale normée du monde ; je vois plutôt dans ce livre une
tentative de déjanter la langue pour arriver malgré tout à comprendre qui on
est et ce qui s’est passé. « La question est de savoir formuler l’avant,
et de la taire. » (p.139) C’est bien un effort de lucidité, même s’il
reste pour une part illisible parce qu’il utilise d’autres codes de langue, une
autre logique. C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’entreprise, et sans doute
aussi sa limite. Un exemple : « Çaction = la conscience des
possibilités de sutures entrelaçantes, celles qui nouent le silence agissant à
l’absence trouée du soi passivé. Une bougie dans ta gueule. » (p.18)
Ce livre est un trajet de langue et d’être ; il a sa part de folie et de
solitude (il n’est pas étonnant de voir cité deux fois Nerval) et s’il demande
au lecteur un effort pour rejoindre, la question est de savoir si cette demande
est poétiquement légitime. Ma réponse est oui.
[Antoine Emaz]
Mathieu Brosseau, Ici dans ça, Le
Castor Astral, 2013, 15€