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[note de lecture] Samuel Beckett, "Peste soit de l’horoscope, et autres poèmes", par Bérénice Biéli

Par Florence Trocmé

 
Beckett, le bégaiement baroque 

Beckett
Les poèmes de Beckett sont assez rares mais cruciaux puisqu’ils portent en eux la trace de la grande influence de l’écrivain, à savoir James Joyce. Ce dernier est connu pour son style qualifié de baroque ; écriture toute en extension, s’étendant sur des centaines de pages (Ulysse, Finnegans Wake), soumise au perpétuel changement des humeurs, des tonalités, des styles et registres de langues. Les poèmes de Beckett sont, quant à eux, courts et rares, comme s’ils exprimaient l’exténuation du souffle joycien.  
Dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, Beckett reprend en charge une partie de la vie de Descartes ; poème écrit à la hâte, en une nuit, composé de 98 vers. Les jeux de mots prolifèrent autour des éléments biographiques ; l’auteur se soucie peu du sérieux de la vie de Descartes, sa vie intellectuelle n’a pas plus d’importance poétique que sa vie quotidienne. Le titre du poème indique déjà cette indifférence ou plutôt ironie quant au sérieux de son sujet : « Peste soit de l’horoscope », puisque Descartes aurait voulu conserver secrète sa date de naissance pour éviter toute prédiction astrologique possible. Superstition bizarre, de la part d’un rationaliste. Le titre est traduit de l’anglais « Whoroscope », « whore » signifiant pute, bien plus éloquent que sa traduction française. Dès le titre, Beckett imbrique déjà trois mondes langagiers : implicitement celui intellectuel du philosophe, celui ordinaire exprimé par l’évocation de l’horoscope et de la langue argotique, enfin celui du jeu de mots ou calembour pouvant déplier en lui-même ces différents modes d’expression ou motifs.  
Le poème commence par l’évocation d’une habitude culinaire : « Qu’est-ce là ? / Un œuf ? / Foi de frères Boot, il pue le frais. / Qu’on donne cela à Gillot. » (Beckett fait ici parler Descartes qui se méfiait de la mauvaise incubation de l’œuf ; cette obsession culinaire est reliée sur le mode de la disjonction à deux motifs savants : la résolution des problèmes de géométrie analytique – dont le valet Gillot est le témoin – et la réfutation d’Aristote exposée par les frères Boot). Puis, tout au long du poème, on retrouve cette même interjection qui ouvre le poème « Qu’est-ce là ? », sorte de variante ironique de la plus sérieuse des questions philosophiques  « qu’est-ce que… ? ». Descartes s’interroge en fait ici non sur l’étantité de  l’œuf, mais sur le moment de son incubation : « Qu’est-ce là ? / Combien de temps ? Continuez à couver. » Méfiance vis-à-vis de l’érudition, peut-être ; une méfiance baroque car elle se prend à peine au sérieux mais déplie son sujet, son motif, de manière à faire apparaître un petit théâtre de mots, incongru et bigarré. 
Dans « Cascando », Beckett semble déjà raréfier son langage ; sa poésie se resserre et commence réellement à bégayer sans pour autant perdre son aspect baroque (entrelacements des motifs, jeux de mots, impression de mouvement imprévisible, de vagues). Ainsi « tout toujours vaut-il mieux trop tôt que jamais / la boue noire du manque éclaboussant leurs visages / disant encore / jamais neuf jours n’ont rejeté l’être aimé à flot perdu / ni neufs mois : ni neufs vies ». Il ne s’agit pas seulement d’anaphores ou de répétitions (lesquelles seraient utilisées dans le but de produire un effet d’insistance) ; le bégaiement dit ce qu’il a à dire. « Cascando » (qui signifie tomber à terre en italien) exprimant bien la perte d’équilibre à la fois du sens et d’une totalité unifiée, perte d’équilibre d’un univers mental mais aussi plus largement culturel. Beckett fait bégayer le mot amour : « Le barratage des mots rances dans le cœur encore / amour amour amour bruit sourd du vieux pilon » ; en deçà de l’apparente dramaturgie des jeux de mots, la gravité du jeu demeure et le poète se heurte à l’opacité du mot et à son impossible disparition. Ainsi Beckett semble-t-il, pour reprendre l’expression de Deleuze dans Le pli, Leibniz et le baroque,  « en proie à l’étourdissement des petites perceptions » ; il produit la présence hallucinatoire d’un souvenir d’enfance dans « Là-bas » : « puis là / puis là / puis de là / narcisses encore / mars alors / en marche encore / surprenant encore / pour un être / si petit ». De là-bas (lieu invisible et lointain où s’enracine le souvenir) à « là » (lieu de la perception immédiate du souvenir), il n’y a qu’un pas, ou plutôt un pli, un écart quasi imperceptible.  
  
[Bérénice Biéli] 
 
 
Samuel Beckett (1906-1989), Peste soit de l’horoscope, et autres poèmes, traduit de l’anglais et présenté par Edith Fournier, Les Editions de Minuit, 2012, 43 pages, 7,50€.  


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