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La raconteuse de films

Par Memoiredeurope @echternach

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On ne peut se mobiliser sur tous les plans en permanence. Voilà plusieurs mois que j’écris ailleurs, autrement, dans la recherche de personnages qui parcourent l’Europe. Je délaisse donc de ce fait cet espace plus personnel où je me confie, face à l’ordinateur, pour révéler des émotions quotidiennes.

Ce sont souvent des émotions intimes ; celles qu’on enferme entre les lignes et les pages d’un livre ou dans le souvenir ému d’une image, d’un plan séquence ou d’un visage approché de près, au plus proche du grain de la peau. Parfois, certainement trop rarement si je m’en rapporte à la liste de mots clefs et à celle des mois écoulés, listes qui s’allongent en marquant le temps qui passe, je parle de voyages. Je devrais le faire parallèlement aux agendas de mes quatre personnages. J’y reviendrai !

Mais heureusement, le train m’a servi ces derniers temps de cabinet de lecture plus souvent qu’à son tour.

Je commence, pour combler un vide, par des romans qui résonnent avec mes recherches actuelles ; personnages insolites, situations « borderlines » par rapport aux négociations que nous faisons tous avec le temps. Après le romanesque, j’en viendrai aux livres de voyages.

Herman Rivera Letelier est Chilien. Ce petit livre publié par Métaillé pourrait constituer un séduisant synopsis pour un metteur en scène. Il semble que ce soit déjà le cas.

Nous sommes dans un village situé à la limite d’un désert ou mieux encore pris dans un vide tenace. On imagine bien un décor de Western. Tous et chacun dépendent d’une mine vorace, celle où l’on puise les nitrates de l’Atacama. On y meurt, on y souffre, on y perd sa vie, où on y survit dans la puissance des patrons ; l’exploitation y règne bien loin des lois sociales. On s’en échappe parfois dans l’illusion d’un mirage : cirque ou théâtre ambulant et on finit sur les routes comme une bête de foire.

La famille s’est réduite : un père impotent et alcoolique. « Dans la famille on était cinq enfants. Quatre garçons et moi. A tous les cinq on faisait une quinte parfaite, en taille et en âge. Vous imaginez ce que ça représente de grandir dans une maison, seule au milieu des garçons ? Je n’ai jamais joué à la poupée. Par contre, j’étais une championne aux billes et aux quilles. Et aussi pour tuer les lézards dans les salpêtrières. Dès que j’en voyais un, paf, il était mort. »

Solitude de lieu, solitude de genre, c’est dans ce dénuement que grandissent les exceptions.

Parce qu’il n’est pas question, dans cette époque d’avant la télévision de payer un ticket de cinéma pour toute la fratrie, le père sélectionne celui de ses enfants qui sera capable de raconter le film, de le faire vivre, voire de le transcender. Et parfois de s’adapter au réel : « Ce qui me posait vraiment des problèmes – et pas des moindres -, c’était les films avec des scènes d’infidélité conjugale. Là, je devais avoir recours à toute ma capacité d’affabulation et changer l’histoire pour ne pas faire de peine à mon père. »

Voilà bien un renversement symbolique de situation. L’image a besoin du pouvoir des mots, non seulement dans le « storytelling » qui va conduire à ce pouvoir moral de l’image sur lequel se fonde un film, mais aussi dans le retour de l’expérience cinématographique. Une analyse d’image qui n’a rien d’universitaire, mais qui fait retour vers l’essentiel, vers l’origine, au tout début de chaque histoire : la parole du conteur. Jean Giono racontait il y a bien longtemps à un journaliste qui l’interviewait comment son écriture partait des rhapsodes, des conteurs de rue, des porteurs de mots qui avaient pendant des siècles sillonné les routes autour de la Méditerranée. « Si André Gide avait dû gagner sa vie de cette manière, il serait mort de faim », ajoutait-il finement en tirant sur sa pipe.

Et c’est ainsi qu’une pauvre maison devient par la magie du verbe le double de la salle de spectacle. « Quand le cinéma n’ouvrait pas ses portes, je choisissais de raconter un film mexicain, avec plein de chansons, c’étaient ceux que les gens préféraient. Dans ces occasions, la maison se remplissait au point de ne me laisser qu’un espace réduit pour me déplacer. »

Dans le wagon qui traverse l’espace, le cinéma vient à moi avec un cortège baroque où des formes indécises, des silhouettes maladroites s’agitent comme derrière un drap tendu, jusqu’à atteindre le miracle.

Et ainsi la nuit s’ouvre comme s’ouvre un rideau. Et les nuages accueillent dans un espace impromptu nos rêves d’autres univers, et d’autres vies encore plus merveilleuses. Et la télévision ne balayera plus notre pouvoir d’imaginaires.

Hernan Rivera Letelier. La raconteuse de films. « La contadora de películas ». Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. Editions Métaillé. 2012. 


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