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Musée fin de siècle (I)

Par Memoiredeurope @echternach

A la fin du XIXe siècle, Bruxelles prend son allure de capitale. Derrière cette transformation s’étend le pouvoir d’un roi insatiable qui met en place un véritable capitalisme d’état dans lequel il prend une part qui pourrait être celle d’un capitaine d’entreprise. On cite volontiers la phrase du peintre français Eugène Fromentin : « La Belgique est un livre d’art magnifique dont, heureusement pour la gloire provinciale, les chapitres sont un peu partout, mais dont la préface est à Bruxelles et n’est qu’à Bruxelles. »

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Coloniale et industrielle, la puissance royale génère une nouvelle ville dont les grands axes n’ont été bouleversés depuis que par les installations européennes délirantes qui ont bétonné, surchargé, rendu au monde du verre et de l’acier froids des quartiers entiers. Aux boulevards centraux des années soixante-dix du XIXe siècle, se sont ajoutés, greffés pourrait-on même dire, les avenues sans fin des années quatre-vingt du XXe siècle qui semblent conduire du boulevard circulaire, où restent présents des témoins épars des fortifications, vers des confins glorieux où le vent s’engouffre entre les bureaux des fonctionnaires. Bruxelles telle qu’en elle-même, quand les Happy-Hours emmènent des jeunes gens cravatés dans les bars à bière  branchés et les touristes décontractés dans les restaurants qui étaient, il y a un siècle ceux de la bourgeoisie.

Les villes se laissent ainsi imposer des règles dont elles ne sont pas maîtresses et elles génèrent des préfaces pour des romans qu’elles n’écriront que contraintes et forcées.

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Mais Dieu que la préface qui s’est écrite lors d’un tournant de siècle, est bien écrite !

Heureusement, on peut parcourir Bruxelles en diagonale en évitant les scandaleuses constructions inhumaines et les restaurations sans âme. Il existe des failles aux Marolles où les temps anciens se respirent par petites bouffées. Il existe une Bruxelles des amoureux et une Bruxelles dont on peut être l’amant en découvrant la Senne entre deux maisons, en se posant pour quelques instants dans les Halles Saint-Géry.

La nouvelle exposition qui se trouve liée au Musée d’Art Moderne et a pris le titre historique de « Musée fin de siècle » nous donne maintenant à explorer ces diagonales temporelles en proposant quelques clefs qui permettent de les retrouver plus facilement, mais aussi de mieux les comprendre.

Elle permet de commencer par revoir les cartes postales fin de siècle, quand le Palais de Justice de Poelaert venait de couronner une des plus hautes collines, comme un phare un peu lourd surveillant d’un côté les prostituées de l’avenue Louise et, de l’autre les désordres de la Grand-Place et quand l’hôtel Métropole offrait sa façade blanche aux rares passant et aux cyclistes de la Place de Brouckère, puis aux tramways qui ont précédé le métro.

Ce sont des signes, des balises, des icônes qui gardent la mémoire d’Octave Mirbeau ou de Théophile Gautier. Ils sont toujours présents et lisibles pour nous permettre de jouer à saute-moutons sur le temps.

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Charles Sermans. A l'aube. 1875

Dans cette époque-là, la gloire magnifique de Bruxelles donne très vite aux artistes à la fois les moyens de travailler et les envies de contester. Le réalisme bourgeois ouvre les portes des salons où de jolies dames posent près de vases fleuris sous le regard d’Alfred Stevens, des salles à manger ou des salles de musique où la famille attendrie admire le talent précoce de James Ensor.

Puis, très vite, la misère, l’exploitation sans fin de la force physique des paysans, le vertige du monde ouvrier, la rugosité des paysages d’usine, les foules de migrants aux épaules basses et de grévistes tirant pas la main des enfants effrayés viennent emplir des toiles qui jouxtent des paysages plus idylliques où Corot a laissé son empreinte. Les ouvriers modestes regardent les désordres de la bourgeoisie comme un scandale un peu vulgaire.

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Eugène Laermans. Les émigrants. 1894.

Puis, tout aussi vite, les portes s’ouvrent, tandis qu’Emile Verhaeren joue aux découvreurs, amenant avec ses amis, des Impressionnistes, des Pointillistes, des Nabis, des sculpteurs révolutionnaires pour les exposer, les faire connaître et finalement pour enrichir des collections qui permettent de redécouvrir aujourd’hui « Le Christ Vert », extraordinaire calvaire de Gauguin, « Le nu à contre-jour » de Bonnard, pris entre les parcs de Vuillard et les bords de Seine de Seurat et jouxtant une des cariatides de Rodin.

Henri Evenpoel, Guillaume Vogels, Théo Van Rysselberghe, Anna Boch, Henry Van De Velde, Léon Spilliaert ou Emile Claus initient leurs œuvres dans la connivence des mouvements européens en restant au pays, tandis que Vincent Van Gogh prend le large vers les Saintes-Maries-de-la-Mer.

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James Ensor. Les masques singuliers. 1892.

Et enfin, tout se met à grimacer. Ensor rencontre le diable et cache tous les visages de ses personnages sous des masques, Fernand Khnopff, après Burne-Jones s’empare peu à peu d’un délire féminin séduisant et étrange où Mélisande chante aux côtés d’Ophélie, en peuplant son univers de créatures mixtes, échevelées, dont le regard vide pétrifie le monde environnant. Félicien Rops brise tous les tabous et utilise saint Antoine pour faire surgir un Eros échevelé et Jean Delville emmène toutes les âmes dans le rouge fleuve des enfers.

Et finalement, l’art devient total, envahit la ville, bouleverse les décors, subvertit les objets. L’Art Nouveau survient comme un couronnement ! La préface devient roman et les formes végétales entourent de musiques évanescentes des vases langoureux et des sculptures chryséléphantines. L'Europe regarde enfin Bruxelles.

Fernand Khnopff. Des caresses. 1896

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