Magazine Culture

[anthologie permanente] Anthologie "Against Expression" par Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé

L’anthologie « Against Expression » de Kenneth Goldsmith 
 

Le livre Against Expression. An Anthology of Conceptual Writing édité par Kenneth Goldsmith et Craig Dworkin chez Northwestern University Press en 2011 est une anthologie d’écriture poétique expérimentale. Le titre « Contre l’expression » et le ton de la préface lui donnent une allure de manifeste avant-gardiste. Kenneth Goldsmith, fondateur du superbe site internet Ubuweb, est lui-même un des principaux poètes (ou artistes du langage) de cette tendance qui semble se cristalliser actuellement. L’écriture conceptuelle a des racines dans l’art conceptuel chez Marcel Duchamp, et surtout à partir des années 50-60 avec le mouvement Fluxus ou Sol Lewitt, où la pensée prime souvent sur l’œuvre matérielle dans des performances et abstractions minimalistes. En écriture conceptuelle donc, une idée peut manipuler une écriture ou un texte être inscrit dans un cadre théorique artificiel qu’il est utile de garder en mémoire, sinon la lecture devient éventuellement déroutante ou décevante. Dans son œuvre iconique « Day », Kenneth Goldsmith transcrit une édition complète du quotidien New York Times, mettant à plat toutes les typographies et enlevant les images : l’amas de texte résultant est à la fois extravagant et rebutant. Le problème de l’intérêt d’une lecture complète se pose évidemment. Certains textes ou livres conceptuels seront peut-être plus appréciés comme objets d’art étranges par leur manière de signifier, plus qu’ils ne seront lus jusqu’au bout de façon traditionnelle. Il faut aussi voir ces nouvelles possibilités comme un creuset intéressant pour les poètes expérimentaux. Déjà des personnalités se rattachent ou se détachent de cette mouvance avec de beaux textes : Charles Bernstein, Caroline Bergvall, Christian Bök ; quelques-uns sont reliés à l’anthologie comme « précurseurs »: Jackson Mc Low, David Antin. Un autre auteur exemplaire de ces tendances est Vanessa Place : elle poursuit un genre hyperréaliste avec sa transcription brute d’interviews policières de victimes d’agressions dans un livre sans commentaire qui apparait comme du journalisme et se révèle littérature par sa force tragique et son inhabituelle matérialité acérée (en français sous le titre Exposé des faits, traduit par Nathalie Peronny, éditions è®e, 2010). Kenneth Goldsmith voit aussi dans les écritures de son anthologie une réaction au monde des masses de texte de l’internet qui nous environne de plus en plus, avec ses possibilités de stockage, copiabilité et recyclage. Tenant compte de ce contexte un écrivain ou poète inventera des manières d’écrire différentes ou expérimentera avec l’aspect du bloc de texte, la malléabilité informatique de la typographie, les filtrages de moteurs de recherche, et plutôt « contre l’expression lyrique », jugée trop souvent sentimentale, dans une désincarnation de la pensée tendant au jeu philosophique, une manipulation du langage démystifiant les codes de la publicité, des médias et de la politique, des réappropriations critiques d’autres auteurs ou d’anonymes, des simulations subversives anti-tabou, la création d’objets de texte décalés, etc. Conscient qu’il y a du bon et du mauvais dans le conceptuel comme ailleurs, Goldsmith cite Lewitt : « L’art conceptuel est bon seulement quand l’idée est bonne ». Cependant transférer ce critère à l’écriture conceptuelle paraît complexe, si l’on considère par exemple le « plaisir du texte ». Notons enfin que l’anthologie est assez américano-centrée, pourtant le mouvement se retrouve chez des poètes expérimentaux du monde entier, comme le montrent les Editions Al Dante ou le festival qu’avait organisé Double Change le 07.06.2012 à Paris, et qu’on visionnera facilement en vidéos sur le web sous le titre de « Global conceptualisms ».  Étonnamment certains auteurs retrouvent un lyrisme indirect ou une beauté renouvelée, et cette anthologie méritante recèle autant de radicalisme difficultueux qu’une richesse poétique. 
 
 
(Composition du dossier et traductions de l’anglais américain : Jean-René Lassalle) 
  
• 
 
Sally Alatalo : 
 
Alliances imprévues
(extrait) 
 
Ange 
 
Ange de neige 
Venu du froid 
Le cœur glacé 
Rêve de feu 
 
Ange-feu 
Flamme élusive 
Provoquant 
Les feux du paradis 
 
Ange boudeur 
Confidences en Éden 
Un vice si doux 
L’enfer est mon paradis 
 
 
Sally Alatalo est une poète performeuse de Chicago qui s’est inventé un alter ego, Anita M-28,  habillée selon les couvertures de romans de gare qu’elle découpe pour construire ses textes. Unforeseen Alliances (2001) assemble des vers tirés de titres de littérature à l’eau de rose, questionnant le sentimentalisme, le double sens, le nègre de l’ « auteur ». 
 
• 
 
Monica de la Torre : 
 
Les doubles (extrait) 
 
De : [email protected] 
À : Monica de la Torre<[email protected]
CC : [email protected] 
Objet: RE : abandonnée 
 
Chère Monica de la Torre, 
Je voudrais vous alerter sur le fait que votre réponse à Mercédès Correche, fille de Monica de la Torre, a été envoyée à chaque personne de la liste de diffusion www.sebusca.org, et laissez-moi vous dire que je trouve cela complètement irresponsable. Je ne sais pas qui vous êtes ou ce que vous pensez, mais je suis tout à fait sûre que la femme qui se trouvait dans la situation vulnérable d’avoir à écrire un mél si douloureux n’a pas dû apprécier vos messages directeurs. 
Quant à vous, Mercédès, croyez-le ou non, mon nom est aussi Monica de la Torre. Je suis agent du Service Juridique Citoyen de New York et spécialisée dans les lois sur la famille et les droits de parents adolescents ou de jeunes gens devenus indépendants. Si vous avez besoin d’informations sur la façon dont vous devez vous comporter avec votre mère si vous la trouvez, n’hésitez pas à m’écrire. Je serai heureuse de vous offrir mes services gratuitement. 
Avec compassion 
Monica de la Torre 
 
 
La Mexicaine Monica de la Torre est devenue poète aux États-Unis, traductrice (anthologie de poésie mexicaine contemporaine en anglais), éditrice (Bomb Magazine), universitaire. Dans « Doubles » (extrait de Public Domain, Roof Books 2008) elle présente un projet mi-fictionnel de recherche en ligne autour de son nom, qui se développe comme les anciens romans épistoliers, mais ici par courriels proliférants jusqu’à atteindre un jeu de miroirs vertigineux démultipliant l’identité. 
 
• 
 
Emma Kay : 
 
Vision du monde (extrait) 
 
Dans l’univers, un espace infini qui ne peut être mesuré, avant le commencement du temps, il existait un nombre infini de galaxies et systèmes solaires, composés de groupes de planètes et étoiles. Au long des millions d’années les conditions à la surface de ces planètes changèrent, et parfois elles explosèrent et devinrent des étoiles, qui ne sont en fait que des boules de feu. À certains moments l’atmosphère sur certaines planètes est devenue favorable à l’existence de formes de vie. La vie était de la matière organique qui transpirait et absorbait de la nourriture d’une manière ou d’une autre. 
 
Occasionnellement il y avait un big bang quand l’accumulation gazeuse autour des étoiles explosait. Ces gaz se changeaient en matière solide. Quelquefois ils créaient un « trou noir », une aire du cosmos où carrément rien ne pouvait exister, pas même la matière. Quelquefois le trou noir lui-même était contenu à l’intérieur d’un « trou rose » qui était une aire de matière gazeuse encore plus dense. Ces trous dans l’univers formaient des tunnels vers d’autres univers à travers l’espace interstellaire, et ceux-ci également pouvaient contenir d’autres systèmes solaires comprenant de vastes amas de débris planétaires et solaires, comme des poubelles géantes. De l’autre côté du trou se trouvait une nouvelle dimension du temps. Cependant il y avait des périodes où ces explosions formaient de nouvelles planètes, lunes ou étoiles, et c’est ainsi que la Terre et son système solaire se sont formés. 
 
  
Emma Kay est une artiste conceptuelle britannique qui utilise le médium du langage dans des œuvres explorant la fausseté des assomptions, et le tragicomique de la faillibilité humaine sur des thèmes précis de la connaissance. World View (1999) est un concentré de l’histoire du monde selon la mémoire de l’artiste, pleine d’erreurs et de trous avoués, créant un dérangeant portrait biaisé de notre univers. 
 
• 
 
K. Silem Mohammad 
 
Fantômé 
 
d’abord on prend une intro avec un écho hanté de guitare 
ça va vous équiper pour une virée bien hantée 
les voix n’ont pas de source 
(jolies, hantées, calmes) 
hanté 
 
le centre-ville était une ville-fantôme 
immeubles massifs en bordure d’un lac fantomatique 
où elle a tendu le colis au fantôme invisible 
un monde de nuit hanté, à demi-visible 
des masques de ski cachent des visages en terre cuite 
« un drink, Madame ? » le patron était apparu 
NAFTA, 6 pesos pour un dollar 
c’est vraiment lugubre 
 
une mère meurt pendant qu’on l’exorcise d’un fantôme 
les gens regardent ces expériences 
ils les trouvent dingues, folles, hantées 
 
l’esprit-vampire d’un arbre qui contrôle un amour de fantôme 
transformant celui qui vient de mourir en 
collages majoritairement hypnotiques 
de dogmes anti-impérialistes hautement politisés 
chantés sur la mélodie de « Ghosts riders in the sky » 
(tu vois le genre : hanté
 
héros arabe qui s’est confronté à l’Occident 
peint aux couleurs du nouveau fantôme 
« c’était un impérialiste » 
« c’était un bon impérialiste » 
comme attendre le vaisseau spatial ou y a-t-il un fantôme 
 
SECRÉTAIRE [hantée à la Galadriel] : tu sais de qui je parle 
non, je crois que tu m’as raconté trop d’histoires de fantômes 
trop lugubre ! 
voilà quelque aliment pour notre oie : LUGUBRE 
oooooh c’est hanté 
hanté 

 
K.Silem Mohammad est un des principaux représentants du mouvement de poètes expérimentaux nord-américains nommé "Flarf". Ce sont des néo-dadaïstes qui retrouvent l’esprit des débuts de Tzara en se servant de google : tapant un mot-clé, ils filtrent les réponses pour collager des phrases. La masse-internet devient matériel de recyclage dans des poèmes reflétant l’arlequinage du réseau mondial. 
 
• 
 
Pete Jaeger : 
 
Mouvement Oculaire Rapide (extrait) 
 
J’ai vu une tour blanche avec beaucoup de fenêtres au loin à travers une plaine étendue. Des morceaux de suie irradiée flottaient au-dessus de la ville noircie, mais j’étais le seul survivant du bombardement atomique. Les gens n’arrêtent pas de regarder ce que je fais. Tout en dansant je me suis envolée vers le ciel. Chacun était un organe unique fonctionnant à travers le corps plus vaste qui nous composait. Des branches ont poussé dans mes yeux mes oreilles et mon cul. Des escaliers s’élèvent vers toutes les directions dans le ciel noir. Je peux guérir chaque personne. Des groupes de gens minuscules dansaient très lentement… 
 
À cause d’un rêve. La nuit dernière, maman, j’ai vu un rêve. L’individu moyen passe à peu près quatre ans de sa vie à rêver et peut vivre un total de 150.000 rêves. Alors, de quoi rêvons-nous ? Ville-rêve. Le flou, la rêverie, le flottement douteux ne sont acceptés qu’en marge de la vie intellectuelle, et dans ce monde ils sont rares. Même pendant que je me préparais, recousant mon pantalon déchiré, fixant un nouveau ruban à mon chapeau, ou appliquant la moxa pour renforcer mes jambes, j’étais déjà en train de rêver à la pleine lune qui se lève sur les îles de Matsushima… 
 
 
Pete Jaeger enseigne la théorie de la littérature à Londres et écrit de la poésie expérimentale. Rapid Eye Movement (Reality Street 2009) est un livre fait de deux bandes horizontales de texte qui courent en parallèle, se faisant contrepoint : en haut des souvenirs de rêves racontés par différentes personnes, en bas des extraits de livres pratiques ou scientifiques sur les rêves. Le R.E.M. du titre indique les mouvements des yeux pendant le sommeil paradoxal. 
 
 
Tous les textes traduits ici sont en anglais dans : Against Expression. An Anthology of Conceptual Writing édité par Kenneth Goldsmith et Craig Dworkin, Northwestern University Press 2011. 
 
[Jean-René Lassalle]

 


Retour à La Une de Logo Paperblog